I
La promesse des gènes
Marthe fonctionnait oralement comme une machine, oppressée par les cloisons ténues de sa chambre au deuxième étage du bâtiment principal de l'hôpital Saint-V. Les médecins, dont un remuant psychiatre, avaient parlé de psychose puerpérale[1], de délire érotique, de mélancolie dont les traits monomaniaques relevaient de soins prolongés. Cela ne consolait pas Adam que sa femme fut ainsi cataloguée, logée comme tant d'autres dans l'épais glossaire des ouvrages médicaux, déposée, mise à l'index, poussée contre son gré dans d'étroits fichiers où l'air étouffe, dans les méandres du trépied de la nativité : fécondation, grossesse, attouchements. Pitoyablement rangé dans un costume élimé, le corps de cet homme rompu faisait face aux vociférations de Marthe : " Aimez-moi ! Aimez-moi sans pitié!" Hurlait-elle. Parfois elle semblait s'éteindre un peu, reprenait son souffle puis le cours dérangeant de sa folie, crescendo, jusqu'à ce que cela redevint insoutenable, qu'elle abattit de ses obscénités toutes velléités de patience et d'attention. Elle se taisait cependant, de temps à autre, quand elle dormait, agitée par des spasmes comme si elle se noyait, bien que des liens solides, des manchettes de cuir, maintinssent ses membres fermement aux quatre pieds du lit.
- Est-ce que je peux espérer bientôt une amélioration ? Demanda Adam au docteur Church dont la précipitation habituelle ne lui permettait pas de répondre en détails à ce genre de question.
- Peut être... répondit-il hâtivement sans lui prêter attention. Il pénétra dans son bureau en interpellant rudement la secrétaire afin qu'elle mette à jour son programme de consultations. Il était toujours débordé, d'humeur maussade, agacé par le moindre retard, démesurément vaniteux, provincial. C'était un petit homme en forme de tonneau, il aurait pu aussi bien circuler, déambuler dans les longs couloirs de son service, à l'horizontal, circuler à toute allure dans les pentes, sans que cela ne retint l'attention de personne, ce qu'il faisait parfois en heurtant tard le soir, dans la cour de l'hôpital, des poubelles ou d'autres objets résonnants. Ivre. Il ne se plaignait jamais de cette infirmité, de sa petite taille qu'en proportions ses mains avaient rattrapée. Un homme important qui se penchait si peu pour lacer ses souliers. Dans le bloc opératoire où il exerçait son office de chirurgien, de gynécologue-accoucheur, tout avait été réduit à sa mesure. Les enfants venaient au monde en baisant le sol. Un front bas, des sourcils solides reposaient sur deux ouvertures étroites en forme de meurtrières d'où il décochait des regards mordants, pointus, incisifs, si les attentions dues à son endroit et à ses dimensions n'étaient pas scrupuleusement observées. En substance, par essence et sans concéder à de fades auxiliaires une once de volupté, il reposa toutes les catégories de son existence sur les exercices de sa volonté, avec méthode. Il jouissait secrètement de ses pouvoirs, de son autorité; plus tard le soir quand il n'effrayait pas les chats, il demeurait dans son bureau, son buste bref légèrement incliné dans un fauteuil, il y fumait un gros cigare dont les volutes de fumée, au plafond, s'attardaient en attendant qu'un souffle de vent les emporta.
Il fallait, à Marthe, trois bonnes heures, pour retendre graduellement le ressort de ses sarcasmes. A l'heure dite, ou à peu près, elle se mettait à sonner. Ces jours là furent terribles. Probablement momifié par tant de honte, Adam compensait les ordures qui jaillissaient de la bouche de son épouse par un mutisme fortifié. Il aurait voulu s'asseoir sur la gueule de ce monstre, mais des jambes lui manquaient. Aussi peu à peu sa résignation lui parut bonne ; et si elle ne pouvait être innocente, elle devenait lâchement reposante, économe en moyens de subir ou d'affronter la réalité. Quand même en écoutant Marthe, Adam vieillissait ; maintenant comme une étoile éblouissante elle lui blanchissait les cheveux.
Fatigué, il s'assit auprès de la secrétaire, lui parla de tous ces préparatifs, de ces instants merveilleux où tous les deux, lui et sa femme, joints par une tendre complicité, s'endormaient main dans la main, posées sur son ventre à elle, bercés par des coups de pieds, ceux de l'enfant qu'elle portait.
- Alors elle n'était pas bizarre avant ? S'étonna t elle.
- Mon dieu, non ! S'indigna t il.
- Et l'enfant[2]... Adam parut décontenancé, soudain dénudé. Il posa doucement la main droite sur l'épaule de cette femme entre deux âges.
- Adrien ? ... je vais l'aimer dit-il sans s'efforcer d'être convaincant. L'étrangère à laquelle il faisait ces confidences ne saurait pas, ne saurait rien.
«
Marthe s'impatientait. Quand elle demeurait seule dans sa chambre, ce qui en fait était fort rare, elle recouvrait parfois des lueurs de lucidité, trouvait inutilement l'issue du labyrinthe où sa folle compagne, cette sœur idiote qui partageait son cerveau, l'avait menée. La division du pouvoir s'exerçait ainsi, pas toujours, contre sa volonté. Des troubles de la mémoire, nombreux, hétérogènes, mutilaient sa pensée. Elle opérait par conjectures, traçait un cadre virtuel où s'organisaient les éléments les plus sûrs de son passé, tentait d'échapper aux caresses voluptueuses de cette parente importune qui lascivement s'insinuait entre ses cuisses, prenait possession de son sexe et de ses résolutions. Finalement elle jouissait comme on saute à l'eau pour feinter la pesanteur, faire son deuil de la vertu sous un linceul épidermique.
C'est au terme d'un de ces orgasmes, que la veille, intervint le docteur Fédor, psychiatre viscéral[3], ainsi qu'en faisait acte de foi ses cartes de visite. Il trouva sa patiente cambrée comme un pont que l'on jette entre les deux berges d'un ciel chauffé à blanc, en eau. Il lui sembla même que ses os allaient se rompre comme des haubans trop tendus, sous l'effet d'un vent torride, de la tempête intérieure qui la malmenait. Il observa calmement le visage de cette femme qui semblait souffrir autrement, d'un excès, d'une profusion de jouissances. C'est une naufragée mourant de soif et qui se noie pensa t- il, une hérétique désabusée qui maudit la fraîcheur humide de son cachot en observant d'un soupirail trop étroit le faîte du bûcher que l'on dresse pour elle. Elle s'évanouirait tout de suite s'il la touchait ; s'il frôlait négligemment ses longues jambes fuselées, elle partirait telle une fusée jusqu'au plafond. Cette galerie d'émotions méritait d'être croquée. Fédor s'installa auprès d'elle et se frotta les mains comme s'il avoisinait le foyer chaleureux et convivial d'une cheminée monumentale. Elle crépitait. Il se mit à prendre des notes, mais demeura longuement peu inspiré, posait avec prudence la mine de son crayon sur les pages d'un carnet défraîchi, un rituel préliminaire à l'exaltation intellectuelle qui allait percer, émerger du chaos de ses pensées. En fait, il n'avait d'idées préconçues sur rien et se laissait volontiers guider par son imagination.
C'était habituel chez lui, quand il souhaitait porter secours à quelqu'un, il lui était nécessaire de fantasmer, d'organiser son plaisir, de mettre cartes sur table, afin d'atteindre d'immédiates compensations. Marthe était une femme désirable, entièrement dévêtue. Il n'eut pas d'efforts à faire pour parvenir à ses fins. L'érection qu'il obtenait dans ces circonstances était en fait le point culminant de sa contribution sensuelle et limbique[4] à la mécanique sexuelle. Pas question d'en finir avec la main, cela l'aurait laissé sans force, fourbu, incapable de spéculer. Résister à la tentation était sage. Fédor était un formidable résistant.
Quand, à la faculté ses maîtres parlaient de psychose puerpérale, ils mettaient surtout l'accent sur le risque infanticide inhérent aux troubles de comportement que recouvrait ce délire. Chacun y allait de son anecdote atroce. En fait, rien ne leur paraissait aussi étrange que ces femmes qu'une pulsion inconsciente attirait irrésistiblement vers l'homicide de leur progéniture. Car quoi, enfin, communément, elle l'avait désirée. Quelques jours après l'accouchement, si l'on n'y prenait pas garde, le nouveau-né passait avec l'eau du bain par la fenêtre ou périssait étouffé entre leurs seins, voire sous d'épaisses couvertures, bordé jusqu'aux oreilles. Maladie rare et socialement redoutable à propos de laquelle Fédor voulait se faire une idée ; c'est ainsi qu'on le retrouva au chevet de Marthe dont le délire érotique avait connu un certain succès auprès de ses confrères.
Marthe faisait mine de téter son pouce. Souvent elle mettait deux ou trois doigts dans sa bouche pour tenter de vomir. Elle caressait l'idée de pénétrer son ventre avec son bras, d'en extraire toute forme de vie inconciliable. Sinon elle parlait à cette étrangère qu'elle feignait d'apostropher comme si elle eut été éloignée, à l'autre bout d'une jetée, sur le quai d'une gare noire de monde. Elle hurlait pour s'en faire entendre.
- Tu n'es pas ma sœur ! Tu saurais mieux me faire jouir ou m'éteindre, dit-elle en repoussant fermement le couvercle de sa léthargie, si tu étais ma sœur on le saurait à cause de l'odeur. Fédor parut déconcerté, qui était cette sœur dont elle parlait, personne n'en faisait mention dans le dossier médical, il souligna deux fois ce mot dans son carnet, l'entoura et en fit partir de nombreuses flèches.
- Je ne crois pas à ces histoires, si jamais on croyait à ces histoires on finirait par en distinguer les ficelles. Tous ces mensonges ça ne peut pas entrer dans la tête d'une seule personne.
Fédor retint provisoirement l'hypothèse d'une simulation, pour travailler. Si elle était folle, elle pouvait l'être par degré, mouvant, fluctuant autour d'une espèce d'horizon artificiel. L'horizon de la raison masqué par des nappes de brume, des inepties. C'était une supposition, un peu trop une hypothèse d'école, beaucoup trop la conclusion d'un rapport de police. Pourtant de nombreux éléments de l'interrogatoire de son mari, Adam effondré, lui avaient permis d'aborder confiant cette confrontation peuplée de pièges. Son jeu à lui était de substituer à la rigueur des faits bruts, un faisceau de probabilités quant à l'organicité des troubles que présentait Marthe. Pendant qu'elle s'agitait en écartant les jambes, il relut ses notes.
Le visage de Fédor qu'il semble inutile d'embrasser dans les détails paraissait grotesque, il semblait prendre des poses. Allumer une cigarette, agiter brièvement la main pour éteindre une allumette. Marthe semblait rêver. Il s'approcha et se pencha au-dessus d'elle pour verser dans son oreille quelques marques de sympathie et partagea brièvement, symboliquement, ses souffrances.
Un autre jour, Fédor fit de même avec sa mère qui partait d'un cancer du corps de l'utérus. Cette vieille femme souffrait de nombreuses métastases qui avaient envahi son cerveau et à peu près complètement les deux poumons. Bonté divine ! Elle râlait, éructait, étouffait, mais parvenait cependant à demeurer digne dans son agonie, surtout elle ne pouvait admettre que l'on eut pitié d'elle.
- mourir ça se mérite lui disait-elle, sinon on crève ! Evidemment avec toute cette bouillie funeste dans sa tête, elle n'était pas toujours lucide. C'est en cela qu'elle ressemblait à Marthe. Organiquement, leur mode de pensée, leurs émotions, s'étaient mis à dérailler ; la première dévastée, la seconde psychotique.
En ressuscitant momentanément sa mère, le passé embaumé, son enfance, des étreintes odorantes, Fédor progressait instinctivement vers l'élaboration d'une thérapie concrète[5] qui sans doute mettrait fin aux épreuves de Marthe. De même que pour comprendre un paranoïaque il s'était mis dans la peau d'un tueur maladroit, assimilant les pulsions homicides, les ruminations obsessionnelles; il lui parut nécessaire d'emprunter le délire de sa patiente, un peu comme s'il devait apprendre une langue étrangère. C'était de l'espionnage, un délit de pratique clinique. Mais Fédor en agissant comme ça obtenait de bons résultats, le tueur n'avait pas commis d'actes irréparables hormis la séquestration d'une de ses victimes, cet éloquent père de famille qui à ses heures était un violeur soigné bien qu'impulsif avait cessé d'importuner les jeunes garçons d'un collège notoirement pudibond. Seulement, cette façon de procéder laissait des traces, voire même des cicatrices si l'on tient compte de la durée. Surtout c'était fatigant, l'emprunt de la personnalité bancale de ses malades le laissait sur les genoux, inconscient des dangers qui le menaçaient.
Romain Fédor prit le bassin émaillé que l'on avait rangé sous le lit et le plaça soigneusement sous les fesses de Marthe qui se tortillait.
- C'est peut être ça... pensa-t-il sans conviction.
Marthe ne parut pas troublée par la proximité de Fédor. Elle avait beaucoup maigri car elle ne s'alimentait plus depuis une semaine.
En toute simplicité... j'insiste ! Faites oui de la tête si vous pouvez commencer. Encore une fois il avait l'esprit ailleurs, un état proche de l'hypnose dans lequel il lui semblait plus commode d'appréhender l'errance de ses patients. Marthe démarra, elle leva les yeux aux plafonds, écarta librement ses genoux, posa les mains sur ses cuisses.
- C'est un rêve ! Enfin ça ressemble à un rêve. Une petite fille enlève sa culotte qu'elle a un peu mouillée en faisant pipi, puis elle en reprend une autre dans l'armoire où sa maman les range. Elles sont toutes trop grandes. Alors pour ajuster sa taille aux dimensions des sous-vêtements, son ventre, rien que son ventre se met à grossir. Les jambes restent courtes, les nattes ne se dénouent pas, le pouce reste dans la bouche et le ventre continue démesurément à enfler, à pointer. C'est un rêve où la solitude pèse, ça sent l'herbe des prairies où paissent des vaches. Ça s'éternise; je ne cesse pas d'être une petite fille. On me met en garde de grandir de partout. Je ne sais pas, alors je fais semblant. Je ne veux pas qu'on me dispute. Je reste avec toutes les autres filles, en rangs, à regarder les garçons, puis à désirer les hommes en attendant le dénouement. Une angoisse...
- d'être mère ? Continua Fédor en serrant les poings, comme si les propos de Marthe avaient touché en lui une corde visible.
- d'être dépossédée. Ses propos n'étaient pas l'écho de ceux de Fédor, mais la voix de cet homme, lointaine et grave, semblait permettre en elle certains ajustements. Je semblai toujours effrayée. Il faut entendre tout ce qu'on ne vous dit pas, se ranger du côté de l'imaginaire, inventer le monde.
Lorsque arriva, en plein milieu de l'après-midi, Rosa Braunstein-Levy, la doyenne des infirmières, elle s'enquit de l'état de santé de Marthe sur un plan essentiellement technique : température, pression artérielle, alimentation, selles et mictions. Elle apprit que Fédor était à son chevet ce qui sembla davantage l'agacer car elle devrait perdre du temps à tenir compte des suggestions, des conseils extravagants de ce charlatan auquel le docteur Church n'accordait pas le moindre crédit, comme à tous les autres psychiatres, d'ailleurs. Seule la vie réelle, sans déambulations dans les méandres d'un esprit pourri, méritait d'être vécue et prolongée, arrachée au ventre des mères. Elle traversa le couloir d'un pas ferme et sonore d'obèse endoctrinée, salua quelques mères en peignoir défraîchi, puis s'introduisit dans la chambre de Marthe, en chargeant comme si elle redoutait de se montrer prudente ou attentive. Ne jamais omettre l'effet de surprise, moyen commode de dompter l'adversaire, de prendre le dessus. Fédor connaissait la manœuvre et ne redoutait plus cette femme depuis qu'il l'avait vue auprès de l'étal d'un charcutier au chœur de la vieille ville, sous des remparts, l'été, déployant dans l'ombre des rondeurs laiteuses, agitant les bras.
- Vous n'avez besoin de rien docteur ? Demanda-t-elle d'une voix martiale, en feignant de sourire un peu.
- oh ! ...j'aimerais assez qu'on me foute la paix. Mais à quoi bon vous demandez ça, n'est ce pas, à quoi bon... répondit-il, sans la regarder, serein.
- Je suppose que madame Knapp bénéficie de vos précieux conseils, de vos soins empressés, de votre écoute attentive... elle semble aller mieux comme à chaque fois qu'elle a joui, toute seule, devant tout le monde en personne ! ...Mon dieu ! Que cette femme me répugne. A peine mère, tout juste délivrée et déjà folle, lubrique, un cas de saloperie comme il y en a de rougeole fétide, de pestilence, une ordure contagieuse... Elle crachait son venin, inspirée, moite ; se dirigea vers la porte sans attendre que Fédor ne se départit de son flegme, ce qui ne lui vint pas, un instant, à l'esprit. Il observa son dos adipeux avant qu'elle ne disparue totalement. Il pensa qu'il s'agissait là d'une manœuvre de diversion organisée par le docteur Church, une offensive de cavalerie sur l'aile afin de dérouter l'adversaire, de l'épater. Une partie d'échecs dont l'enjeu serait la destinée de Marthe, l'orientation des soins.
- Heureusement elle ne reverra jamais son fils ! Aboya-t-elle avant de disparaître complètement.
Fédor ouvrit largement la fenêtre, observa à l'horizon le ciel qui se couvrait, empesant l'air. Il voyageait encore, passager clandestin des pulsions de Marthe, jusqu'en son sein, proche ami d'un utérus ramolli où demeurait l'empreinte de son fils, les doigts du placenta.
«
Adam et Adéla prenaient le thé et du bon temps, dans l'ombre d'un salon dont les rideaux tirés restaient mollement pendus à des anneaux dorés. Avec de petits gâteaux secs, un homme peut passer sa vie à attendre la mort d'une femme. Adam prenait soin de Marthe, mais quand même cela faisait très longtemps qu'elle était malade. Sept ans. C'est facile quand il s'agit d'un veuvage, on finit par faire le deuil du deuil, enterrer les souvenirs, la peine. Vendre les vêtements, brûler des photos. Repeindre. A dire vrai, Marthe n'était plus tout à fait une femme depuis la naissance d'Adrien, elle ressemblait plutôt à un arbre qui espère ses fruits, perd ses feuilles, ses branches, son tronc, ses racines et qui laisse cependant le territoire de son ombre ceindre le périmètre des vivants, des proches, en toute saison. Malgré des soins appropriés, prolongés, des thérapies nouvelles venues d'Amérique du Nord, à la fin son état ne s'était pas amélioré, en dépit de l'acharnement de Fédor. Après trois ans, elle sortit de la clinique en fauteuil roulant, recroquevillée sur ses membres, rétractée en position fœtale comme si elle avait voulu disparaître en empruntant le rebours du temps, mourir avant d'être conçue.
- Avec un soupçon de lait, répondit-il en tendant sa tasse[6]. Le visage anguleux d'Adéla paraissait s'impatienter, un flot de sang pourpre avinait ses pommettes.
- J'en ai assez de cette larve. Tu crois que ça lui fait bien d'entendre des mensonges qu'elle ne peut pas piger. Je crois qu'il faut se débarrasser d'elle. Elle parlait sèchement sans prendre le temps de respirer ce qui à la fin la faisait suffoquer. Elle devait trouver le moyen d'économiser ses mots. Adéla avait la manie des ablutions, ce qui chez elle n'avait rien d'hygiénique prenait en fait un caractère obsessionnel dés lors qu'il s'agissait des zones génitales. En période de menstruation, elle ne quittait pas sa chambre, de peur d'incommoder, de crainte d'indisposer Adam. Econome en mots, dispendieuse en eau, de flots qu'elle rougissait à grand peine.
Gravir un escalier assez raide, dont les marches étaient soigneusement lustrées, suffisait pour atteindre le purgatoire, la chambre de Marthe. Une grande pièce froide dont le glacis mordoré aux murs réduisait la pénombre qui y régnait. Un vieux canapé anglais râpé, une armoire aux portes grinçantes et le lit d'une mourante qui s'abstenait de gémir.
- Deux sucres... Il n'est pas question de la laisser partir. Elle te gêne ? Demanda-t-il agacé ?
- Elle ou moi... Moi si tu veux continuer à profiter de moi. Elle ou moi?. Puis elle puisait dans ses ressources, caressait sa colère telle le membre d’un homme; ça bouillait de toute cette lave et d’innombrables frustrations. D’abord il y a mes mains, tu as vu mes mains, ce sont des animaux. Ce ne sont pas des mains, ce sont des sabots. Elle fit mine de marcher à quatre pattes, en fait elle se pencha très peu car son dos la brûlait. Je suis une jument que l’on ne prend plus la peine de dételer. Silence haletant mais nécessaire, puis elle se redressa. Ce que les physionomies expriment avec trop peu de nuances c’est la souffrance quand elle tente de se mêler d’orgueil, précisément l’impression que pourrait donner un noble hidalgo sous la fraise du dentiste. Elle fixait Adam. Qu’est-ce que tu veux à la fin ? M’anéantir ? Maintenant elle le toisait, elle feint de paraître plus douce.
- Tu as déjà été plus tranchante, lança Adam.
- Pas question de sortir d’ici avant que tu ais pris la décision, déclara Adéla, fermement arrimée sur ses chevilles. Si tu veux mon avis, il faut en finir.
Il découvrait de nouveau ce que peut être une femme déterminée. En fait il dépendait trop d’elle pour continuer à feindre une reposante indifférence.
Adéla achevait sa métamorphose, pas une garce de son acabit n’aurait refusée d’admettre que le temps poussant ses billes, remédiait également aux hésitations qui finalement assaisonnent l’esprit et rendent confuses toutes décisions. D’abord elle voulait se débarrasser de Marthe. Chaque matin, au réveil, l’inspiration lui offrait un nouveau moyen d’en finir avec cette rivale. L’étroitesse de son champ de conscience, à l’aube, depuis cinq ans, semblait assurer à ce nouveau plan un succès fulgurant et définitif. Puis la routine venait à bout de sa fermeté.
- Tu sais qu’il monte en cachette lui faire la lecture ?
- Qui ? Chuchota-t-il, comme s’il craignait soudain qu’on l’entende.
- Qui ! Tu veux mon point de vue... Suppose que sur un radeau survivent trois naufragés. Deux parmi eux se demandent qui manque, hein ! Mais qui donc a pu plonger ? ...Ou bien encore, interroges-toi, Le nord, le sud, l’est et... Tu sèches encore ? ... oui-oui ! Puis elle explosa : mais ton fils, quoi ! ..Adrien !
- Ton fils quoi ! … Adrien ! Il semblait perdu, ce qui est un étouffement tolérable de la fatalité ; les mots de l’autre prenaient sa gorge jusqu’à étreindre formidablement ses amygdales. Voilà pour l’étranglement, la soif d’air et tout autant que cela est…
- Adrien lui lit des poèmes…
- A Marthe ? …
- Ne recommence pas, s’il te plaît…tu crois que ça a un sens ? Je l’ai entendu ba-li-ser sa détresse, il-lu-mi-ner son exil, comme il dit.
- Calme-toi ! Soudain Adam parut ému, bouleversé. Il se souvint des années magiques où il partagea avec Marthe la lecture de poésies flamboyantes, chevauchant des livres. Jusqu'au terme de sa grossesse, jusqu'à ce qu'une sage-femme vint lui dire que le travail avait commencé. Tout avait été englouti, perdu corps et biens dans ce naufrage[7]. J'ai à faire, on se reverra ce soir ! … Cela crêve les yeux à côté des yeux, dans la tête… Ce qu’il disait devenait moins intelligible à mesure qu’il franchissait des seuils, repoussait des portes qu’il claquait. Dans la tête ça prend le temps de tout mutiler, un petit bout de dignité, un poil de bonheur, des soupçons de plaisir.
Adéla allait sans doute trop loin, jusqu'à se disperser pour dissiper les amas d'amertume qui lestaient son jugement, accroissaient en elle une hypocondrie authentique.
Encore une fois, Adam passa la journée auprès de l'étang où il aperçu Marthe pour la première fois en robe d'été à fleurs de champs, jaune où se fondaient les éclats d'un matin voilé par les brumes. Cette nostalgie, toutefois, avait bien des aspects mécaniques, remontée par des rêveries obsessionnelles dans lesquelles il s'engonçait comme dans un manteau douillet. Un grand malheur, un tel acharnement du destin devait se respecter, aussi les extravagants propos d'Adéla le mettait hors de lui où il fait si froid pour l'âme et la vanité des condamnés à la pénitence automatique. Cela ressemble à la condition de l'ermite que l'on chasse de sa retraite et qui mène contre son gré une vie de substitut, d’assesseur occupé à joindre les victimes pour leur désigner la coupable de ces grands maux que sont la douleur, la douleur morale plus entière et vive que ne le sont les tourments du corps. La responsable c'est Adéla, ce sont toutes les femmes qui désirent échauffer l'épiderme, enjoindre les vivants de vivre et les autres de demeurer à jamais oubliés.
- C'est Adéla ! Songea Adam comme s'il posait avec satisfaction son pas sur un insecte repoussant. Quelquefois, la peste brune, la lèpre et toutes les épidémies de choléra, le cancrelat poussif prenaient les traits d'une abeille, Adéla savait être, grâce au ciel ,délicieuse en chaussettes blanches assorties à un short moulant ; entre les deux de longues jambes lui permettaient de franchir rapidement les quelques mètres qui séparaient la cuisine de la chambre d'Adam, elle chantait, dansait dans les raies du soleil perçant les fenêtres, mimait le sourd bourdonnement des ruches. C'est quand elle parlait de Marthe qu'elle pouvait être odieuse, alors ses lèvres se tordaient toujours et ne parvenaient plus à contenir la salive qui débordait des lèvres. Enfant, petite fille, elle fit une forme de paralysie faciale qui devait réduire à jamais la beauté de son visage. " C'est cela, à moitié la face d'un ange, et pour l'autre aucun relief, l'abandon de toute forme d'expressivité, le regard froid à gauche d'une statue, l'oeil qui ne s'accommode pas à la clarté du jour et dont la pupille demeure dilatée comme si l'on pouvait pénétrer de force son âme noire, le gauche cependant plus sensuel et rayonnant que l'autre profil. Qui l'emporte ? Elle est pour moitié, au-dessus du cou, plus vulnérable que Marthe, comment lui pardonnerait-elle d'en baver ?
Une pièce d'eau immobile où baignent des nénuphars, jacassent oisivement des grenouilles, quelques tanches baignent dans l'étang saumâtre, un bassin bu discrètement par des saules dont les frêles ramures s'agitent au vent marin qui déborde la côte. Tout est ordinaire, calme. Adam s'attarda sur le ponton vétuste qui semblait soutenir ses jambes pendantes au-dessus de la mare.
Adam dont le regard pèse la moitié du poids de ses paupières à demi closes, évaluait sans sourciller l'impact de sa circonspection, l'influence de sa dignité. Demeurer immobile, hautain, paraître indifférent, distant quand même l'air autour de soir menace de s'effondrer, c'est le suprême degré de noblesse qu'un homme blessé puisse atteindre. Rester coi, s'attarder au pianissimo quand le reste de l'orchestre gronde et entame sans mesure un final échevelé. Bannir le mimétisme, revendiquer la solitude, l'ennui, l'espoir. Adam attendait vainement que Marthe ressuscite.
«
C'est ainsi, brièvement, qu'Adrien vint au monde, en faisant des vagues.
Adrien, contemplait l'océan dont la courbure à l'horizon exhortait le vent à pousser les nuages vers le continent. Les propos de Julien lui revenaient en tête ; les flots boueux de l'amazone charriant des cadavres de bêtes ; comment était cette autre planète où la cime des arbres assombris plus sûrement le ciel que la nuit ? Cela le laissait songeur, même si parfois il tentait tard le soir de traverser la lande et les tourbières pour avoir une idée de la peur qui l'imprégnerait si d'aventure il connaissait un sort semblable à celui de cet écumeur. Un tel destin. L'idée, l'obsession de pénétrer ces contrées sauvages lui étaient devenues naturelles comme si la lecture de ces récits d'explorateurs et le tableau qu'en peignait son ami, lui avait permis de franchir le pas, de justifier ses fantasmes.
Marthe était l'égérie d'Adrien. Elle cessait de gémir quand il lui faisait la lecture. Ce rituel thérapeutique commençait après le déjeuner, Adrien lisait jusqu'au dîner, sans changer de ton pour ne pas troubler la quiétude de Marthe dont le visage penché de son côté affichait un contentement béat. Quand il était surmené, il s'arrêtait pour boire, puis de nouveau, sans faillir, commentait l'œuvre d'un auteur qui lui semblait assez proche de ses préoccupations[8].
Cela lui laissait deux ou trois heures. Il était encore tôt, rien le matin ne le laissait aussi heureux que de se promener sur la plage, afin d'y respirer l'air du large. Lorsqu'il revint des falaises pour profiter du soleil automnal, la marée était basse et il put pénétrer profondément l'étendue de sable ferme où reposaient des mouettes repues. Rien n'est aussi vertueux que la solitude estompée par l'infini, elle permettait à Adrien de faire le vide et d'oublier le lendemain qui s'annonçait égal à la veille, semblable au jour même. Une errance sans comptines, sans jeux et cris d'enfants. La traversée d'un désert léché par le sel de l'océan ; tout serait pareil s'il ne parvenait pas à imaginer de solutions, à rencontrer des gens et à parler avec eux du monde s'il est vivant. C'est un ainsi qu'il fit la rencontre d'un pécheur qui réparait ses filets et de la petite fille de marchands sur le port.
- Tu ramasses des coquillages ? Demanda-t-il pour tenter d'amorcer le dialogue.
- Tu me suis depuis longtemps sur la plage. J'ai un bâton et si je m'en sers pour découvrir des crabes, je peux aussi t'empêcher de m'embrasser. Répondit-elle ironiquement en jouissant de la maladresse d'Adrien.
- Pourquoi je t'embrasserais ? Je ne te connais pas.
- si tu me connais puisque tu viens si souvent à passer devant la boutique en faisant semblant de passer sans rien voir. Elle riait et découvrait de petites dents de fouine, courtes et pointues. Malgré tout un joli sourire qui avait d'abord le charme de l'ingénuité.
- vends quoi ton père ? Fit julien comme s'il l'ignorait, en prenant le ton d'un garçon rompu à ce genre d'exercice.
- des pèlerines, des parapluies, des bottes en caoutchouc...
- tu sais d'où ça vient le caoutchouc ? Il avait l'air sérieux ; soudain il tenta de prendre le dessus dans cet étrange échange, comme si le fait d'avoir beaucoup lu lui donnait un avantage décisif. " Ça vient du Brésil et du long des rives de l'Amazone, tu peux pas avoir idée des oiseaux. Le seringueiro blesse les arbres avec un couteau, des hévéas, hé-vé-as. On en recueille la sève qui coule lentement le long des troncs, très tôt, avant que le soleil ne referme la plaie. Un suc fumé d'un feu de noix de palmes. Avec ça on fait tes bottes."
Elle observa ses propres pieds comme s'ils allaient prendre racine ou bourgeonner, autour de ses semelles le sable emprisonné faisait des bulles.
- Tu viens souvent ici ? Fit-elle ébahie, en s'empressant de marcher en levant haut les pieds au-dessus du sol.
- D'habitude c'est le chemin que je prends pour aller à l'école, mais parfois je reste sur les dunes, ou je gravis des rochers. C'est plus long, et je me blesse souvent. Comment tu t'appelles ? Il se disait qu'elle serait belle habillée en princesse avec ses nattes nouées en couronne pour lui ceindre le front, avec des taches rousses sur les pommettes qu'un voile de tulle obscurcirait. Taffetas, velours épais, ailleurs dans un palais.
- Rosa, si je sympathise, Rose sinon, ou encore Rose Ada, mais c'est tout comme.
- Et pour moi c'est Rose ou Rosa ? Demanda-t-il inquiet.
- Je ne sais pas, on verra comme pour mes autres amoureux. Pour eux tous c'est Rosa, du bout des lèvres, des doigts quand ils me prennent la main. Pour toi c'est encore entre le "e" et le "a". C'est difficile à dire, impossible à prononcer. Adrien pensa que décidément rien ne serait jamais accessible d'emblée, qu'il fallait partout fouiller des serrures avec toutes sortes de clés. Quelle était celle pour percer Rose et découvrir Rosa ? S'agissait-il de compassion comme avec sa mère, de respect amusé comme avec son père, de mépris jaloux comme avec Adéla ? Il convint que surtout les personnes étaient compliquées, abordables seulement par instants, quand l'éclat de leur regard cesse de vous saper. Attendre des éclipses.
Rose osa déposer un baiser sur la joue d'Adrien, c'était donc Rosa !
- tu en as beaucoup d'autres des amoureux ? Murmura-t-il en baissant les épaules, en pénitent impatient de saisir de plein fouet une offense.
- Non ! Il faut toujours qu'ils s'en aillent avec leurs parents. Tu le sais bien, nigaud, personne ne reste ici. Et toi tu vas partir?
- Ça risque rien. Ma mère est très malade. Mon père élève des chevaux et son père le faisait avant lui.
- C'est là que tu habites, dans le haras près des marécages ?
- Oui ! Chuchota-t-il comme s'il parlait d'une maison hantée où demeuraient d'étranges habitants, ou une prison peuplée de passants.
- C'est ta mère que vient voir le docteur O' Connor ?
- Oui ! Répondit-il en haussant un peu la voix. "Tous les mardi quand il monte à la ville ; c'est sur le chemin. Il prend sa tension et dit que tout va bien, puis il s'en va, sans lui tourner le dos, à petits pas, en saluant, comme s'il quittait la scène. Parfois il me prend à part et me cite des sonnets de Shakespeare[9], j'ai bien vu dans ses yeux qu'il était ivre, comme un anglais, je bravais les postillons. Il parut dégoutté et fit mine d'essuyer son visage. Adrien désirait parler de sa mère afin de lui permettre de réduire un peu les dimensions de cette servitude, mais ce fut elle qui en prit l'initiative.
- Elle est gravement malade ? Et sincèrement elle parut navrée, songeant qu'elle pouvait faire de la peine à ce garçon qu'elle venait de rencontrer.
- Non ! Dit-il fermement pour conclure ce propos. "Elle est malade si on veut, mourante si l'on y regarde de plus près. Enfin je sais que paisiblement elle m'a appris à lire, sans jamais s'impatienter[10]. Simplement en me laissant faire, choisir comme je l'entendais des livres épais et obscurs auxquels je ne comprenais rien. Je m'approchais d'elle en chuchotant, sans jamais la toucher. Je lisais et elle vivait dedans, à l'intérieur de ce flot continu de mots, comme si c'était de l'oxygène. J'ai appris des tas de choses qui ne servent qu'à elle, que je ne dis qu'en sa présence. Il se sentait fiévreux.
- Alors elle est infirme ?
- Oui infirme ! Elle rayonne, tu comprends... je n'ai jamais froid près d'elle, ni peur. Quand je dors, dans la chambre d'à côté, je sais qu'elle veille sur moi, dés que la flamme de ma bougie oscille, que le parquet craque ou qu'un volet agité bat. Ce sont ces caprices, c'est sa volonté.
Rosa ne fit pas semblant d'être étonnée, terrassée par ces révélations. Elle songea à ses propres parents, ordinaires et rassurants, qu'elle eut soudain envie de rejoindre. Un chemin creusé dans la roche, aux flancs de la falaise, permettait de gagner rapidement le port. L'été de très nombreux touristes empruntaient ce sentier, parmi d'autres.
Adrien prenait du plaisir à effrayer Rosa, pas méchamment, pour pimenter son récit et lui donner l'air d'un conte tout à fait inventé. Cela, son imagination le lui permettait aisément, et les mensonges dans son discours n'obturaient pas la lumière, laissaient percer des lueurs tenaces. Si l'on s'abandonne à des confidences, si maladroitement l'on s'épanche sur les péripéties de son existence comme lorsque l'on conclut un repas arrosé, tôt ou tard, malgré des dérives, de francs calembours, des blagues idiotes, viendra le moment où l'on abordera cette question de la mort (mourir, dormir... ainsi que le chantait O'Connor). Sérieusement.
- Tu fais ça par amour, s'attarder si longtemps auprès d'elle. C'est bien. Moi je soigne des oiseaux blessés, des mouettes qui heurtent la vitrine. Rosa pansait les plaies d'Adrien comme s'il devait reprendre son envol, parce que c'est moderne de compatir, de prendre en pitié.
- Quand même l'humeur c'est une girouette imprévisible. On se fait une joie et puis ça ne vient pas. Les émotions c'est pareil. On pense qu'on doit aimer, séduire, et puis ça ne vient pas non plus. L'amour je ne sais pas si c'est heureux ou triste, quel ton on doit prendre. Aimer vraiment c'est sûrement difficile. Je veux faire illusion, c'est crevant.
- Je souhaite de tout cœur que tu y parviennes, mais pourquoi faire semblant ? Elle frottait ses mains l'une contre l'autre, la matinée était fraîche. Je meurs d'envie de boire quelque chose de chaud. Tu viens avec moi prendre un chocolat ? Adrien n'aurait pas le temps de revenir à temps pour la lecture, mais l'invitation de Rosa était si enthousiaste qu'il voulut se laisser tenter. Il fit oui de la tête pour signifier son accord.
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Pas tout de suite. Il est encore temps de faire la lumière sur ces moments décisifs. Sait-on jamais où la destinée nous conduit[11] ? Il s'agit d'une énigme, avec des étapes, de longues heures pour se reposer, déposer les armes, chérir les siens, dormir, puis retourner au combat en ayant la ferme intention de fuir. C'est ainsi tout le temps, on abandonne avant les autres, c'est imparable.
Quand Adam faisait l'effort de se lever, il était tous les matins dans cet état d'esprit, trop mou pour agir comme si le sommeil agité de sa nuit n'avait fait qu'accroître le poids de son existence. Cette détresse passait avec le premier café, laissait place à un immense sentiment de vide. A la fin, il ne savait pas trop par quoi commencer ; alors il refaisait ce qu'il avait fait la veille et détestait que l'imprévu mît fin à ses routines. Or, de plus en plus, il dut admettre qu'Adéla mettait son grain de sable, que forcément l'horloge de ses heures tendaient à rejoindre les autres, qu'un jour il serait à l'aune de son temps. C'est à ça qu'il pensait en observant les poissons venir bâiller à la surface de l'étang. Qu'elle n'avait pas tort. Il demeurait indécis parce qu'un profond sentiment d'insécurité l'envahissait. Adéla parlait crûment du plaisir, et dès qu'Adam avait joui se levait brusquement pour aller se laver, une main honteuse entre les cuisses. Adam pensait qu'un peu de tendresse lui manquait, un baiser dans le cou, des mots d'amour. Clairement Adéla avait une vision physiologique et hygiénique de l'acte sexuel, parfois dans leurs rapports elle s'impatientait et priait Adam d'éjaculer. Adam n'y était pas hostile, c'était une façon commode de s'économiser, d'accorder leur concupiscence. Au mieux, l'avenir oscillerait entre ces deux femmes, Adéla et Marthe. Adéla lui avait demandé de choisir.
Adam ne se sentait pas l'âme d'un héros, autrement dit toutes les histoires pouvaient se passer de lui. Surtout la sienne. Il devait se prononcer et décida de lui laisser carte blanche si elle renonçait à son sinistre projet, qu'elle trouva une solution alternative raisonnable, qu'enfin on en fut au même point. C'est ainsi, résolu à ne rien faire, qu'il reprit son chemin.
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Chaque fois qu'Adrien était en retard, il lui semblait que le chemin s'étendait, que l'espace se dilatait énormément. A moins que ce ne fut lui qui diminua l'intervalle de ses foulées, la fréquence de ses pas. S'il courait cependant, l'horizon prenait la fuite. Il pensait avoir trouvé des subterfuges infaillibles, il marchait à reculons, comptait à rebours, parlait ou pensait à l'envers, afin de remonter le temps en piégeant le principe qui veut que tout dans le monde aille vers sa fin. Ce garçon n'allait jamais à l'école parce que son père faisait observer que c'était une source infinie de contamination mentale, d'épidémies de patriotisme et autres maux des nations. Adam concevait assez mal qu'un même individu puisse toute sa vie répéter les mêmes choses, les maîtres devenaient des métronomes. Adrien était promeneur tôt le matin, lecteur en secret les après-midi de la semaine, le soir à l'écoute de son père-précepteur, de cinq à sept heures sonnantes au carillon de la Westminster habillée d'acajou. Cela variait fréquemment avec les saisons et de même que l'axe de la terre oscille autour de l'écliptique, le décalage du programme talonnait le raccourcissement des nuits. Parce que ses jambes devenaient lourdes, il s'assit et se contenta d'observer, à la verticale, en élevant le menton au-dessus de ses deux poings, le passage des nuages, celui à travers eux des oies sauvages dont les cris si haut dans le ciel parvenaient à percer ses tympans, à traverser sa tête et à en extraire des mots encombrants[12]. Si on se recroqueville assez, on finit par avoir le souffle coupé, les narines se creusent à mesure que le ventre tente d'expulser les derniers atomes d'oxygène qui alimentaient la machinerie des poumons. Adrien adoptait cette position fœtale quand il craignait trop de se laisser emporter par des obsessions. Ainsi privé d'oxygène, le cerveau demandait pardon, déposait les armes, se contentait de marquer les grandes orientations primitives et suffisantes de la vie : la soif, la faim, la peur. Pas encore le dessein de se reproduire, ni celui de comprendre comment on fait, ou comment on fait semblant et avec quoi.
Un enfant de génie ne se distingue que par son goût prononcé pour des choses convenues dont l'évidence martèle les sens autant qu'un coup de tonnerre. A dix mois, Adrien énumérait les jouets qui habitaient son berceau. A trois ans déjà, au chevet de Marthe, les bras encombrés par un lourd volume de l'encyclopédie, il relisait le monde à sa convenance, sans paraître préoccupé par l'amoncellement des signes qu'il interprétait à sa façon. Il portait l'ouvrage sur son cœur et attendait que l'osmose opéra, que la science peu à peu infusa, dilua le sang de ses artères vers le larynx où par effluves successives jusqu'à son palais, au bord de ses lèvres elle s'installait comme un chaperon sévère prenant soin de ses filles. Il gardait ça pour lui et afin de donner le change acquiesçait volontiers, souriait quand on lui adressait la parole, débitait d'anodins bavardages. Adrien attendait de renaître. Dans la chambre, avec sa mère, il se savait enclos, encore retenu, dans un espace duveteux et chaud où le temps et l'impatience s'assoupiraient facilement ensemble.
Jusqu'à ses sept ans, jusqu'à aujourd'hui précisément, Adrien fut l'amant, une vivante copie, des enfants informes qui gisent dans les toiles de quelques peintres baroques. Blond, plus qu'il n'est utile avec des boucles nombreuses recouvrant des yeux bleus immenses dominant un nez étroit et une bouche dont les lèvres charnues se défendaient et paraissaient mordues sans cesse par deux rangées de dents agressives et tout à fait blanches. Un bel enfant, avec une tête toutefois un peu grosse, enflée au niveau des tempes, et qui n'aurait jamais passé dans aucun de ces défilés naturels par lequel d'habitude on aborde le monde
Rosa faisait un chocolat dont la mousse collait bien aux parois du bol, onctueux à souhait. Quand il en reprit pour la seconde fois, Adrien finit par se détendre un peu comme si la distension de son estomac permettait à un peu de vapeur de s'échapper. Il soupira et de justesse ne s'endormit pas, car enfin sa curiosité était éveillée, absorbée par l'observation des détails. Rosa était juste un peu lourde et pataude ce que le chocolat admet et que l'absence de vigilance concède. Fille unique de boulangers, confiseurs, pâtissiers, elle méritait que la flamme de sa gourmandise entretienne perpétuellement une fine moue rebondie. Franchement Adrien fut conquit, enthousiaste comme l'étaient aux murs de fraîches peintures pimpantes, sa nature mélancolique même fut débordée, il eut envie de jouer et pour faire bonne figure s'empiffra de gâteaux écœurants. Rosa avait chaud, elle ôta son pull et puis la paire de gants qui protégeait ses doigts des fumées corrompues qui mine la beauté des jeunes pianistes. Elle invita Adrien à l'écouter, et ils franchirent gaiement tous deux le seuil de la porte qui séparait l'arrière-boutique du petit salon où un piano droit occupait seul la moitié de la pièce. Elle s'assit en gloussant, adressa furtivement des regards de vieux complice à son compagnon, minaudant, balançant son bassin comme si elle montait à cheval. "Tu veux du Paul Duval ou de l'Auguste Chevalier. Je connais par cœur une petite fantaisie en ré qui est réjouissante, ça commence ainsi ! ..." Elle posa maladroitement ses mains sur le clavier. L'interprétation qu'elle fit de cette œuvre mineure déconcerta Adrien. Sans doute, tant de fausses notes et de contretemps, l'absence totale de respiration n'avaient pas été voulus par l'auteur ; mais l'expression radieuse de Rosa au terme de son fastidieux travail méritait un peu de compassion et d'attendrissement. Étourdi et pesant jusqu'à l'estomac, il entreprit de lever le voile lentement sur ses capacités : "Regarde, Rosa, dit-il mollement, sans s'adresser réellement à la jeune fille qui à ses côtés remettait ses gants avec soin, je vais te confier un secret. La musique d'ordinaire c'est fait pour les aliénés, les durs d'oreille, les gens pressés qui trépignent dans leur fauteuil en regrettant de n'avoir pas un peu plus d'aise pour leurs jambes. Forcément la mélodie doit leur permettre d’émerger un peu au-delà de leur pitoyable position. Il en est comme des mots ou des sourires qui vous mettent en train, les compositeurs ne sont pas dupes, ils choisissent soigneusement les harmonies, soignent l'orchestration, transigent autant qu'ils le peuvent avec leur art, parce que ça leur permet de s'éterniser. Les plus grands restent de mauvaise humeur ; même quand il semble à l'auditeur que la musique est enjouée, brillante, allègre, il faut imaginer un homme triste qui leva sa plume avec dégoût sur la portée. Un génie ne peut être heureux, satisfait, que lorsqu'il joue aux cartes, s'enivre, dort et mange son saoul ! "
Rosa acquiesça sans comprendre le ton grave d'Adrien. Il n'était pas drôle vraiment, mais quand même cela ferait un amant de plus, comme elle l'entendait.
[1] Des notes qui furent prisent par le docteur Church, je retiens celle ci : premier cas de psychose puerpérale, se soigne à l'eau froide. Délire, propos grossiers, des mœurs sexuelles innommables. En parler avec Calus, la transférer le plus vite possible, avec les autres... les maniaques ! "
[2]
[3] " Le foie comme le cerveau est un organe profond." Le docteur Fédor avait résolument clos le chapitre concernant les formes de dualité qui opposent le corps et l'esprit. Il avait rédigé un ouvrage fort savant sur la question en abordant des principes qui parurent ineptes à ses confrères. Il ne haïssait rien tant que le rationalisme affrontant en batailles rangées, avec des uniformes bigarrés et des généraux désœuvrés, minés par les coutumes, les aléas du corps, dédaignant, haïssant cette rupture, cette déchirure. Les autres, tous les autres, il les désignait comme des orthopédistes de la raison, les rebouteux du dur, des psychiatres pour lesquels toutes formes de thérapie efficace s'apparentent aux scellements de prothèses. On trouve encore quelques exemplaires de " l'Académie des Orgasmes" dans les rayonnages poussiéreux de la bibliothèque nationale, au troisième sous-sol.
[4] Le "garde-manger" des psychanalystes.
[5] Se référer au chapitre traitant de la capitalisation émotionnelle où il est dit en substance que les renforcements positifs, des pénétrations mentales idoines permettent au thérapeute d'agir en profondeur, efficacement. C'est tardivement que Romain Fédor conçut une passion sans limite pour la neurobiologie. L'Académie des Orgasmes était pour lui le centre des émotions dont la finalité serait en toutes circonstances de procurer du plaisir.
[6] " Ma chère sœur,
Tu ne peux imaginer à quel point cet enfant se plaît ; il pousse, il rugit, il avale gloutonnement les seins de sa nourrice. C'est incroyable ! A peine six mois et il tient assis comme une statue, s'empare des jouets, de tout ce que ses mains peuvent atteindre, sans discernement. Il mange la vie avec un appétit !
Tu sais que je corresponds toujours avec le docteur Church à propos de Marthe. S'il existait un "chef d'œuvre" pour les médecins, ce serait le sien. Une césarienne aux petits oignons. Je crois qu'il ne se remet pas de l'issue de l'accouchement, quand tout jusque là avait si bien marché. Une hémorragie de la délivrance comme il n'en a jamais vu. Il m'en parle comme s'il se noyait encore dedans. Fatalement ça explique des choses ; Marthe exsangue, transfusée, massée au cœur, ne s'en est remis qu'avec des lacunes, des ornières au milieu de la tête. Lui, il ne m'a jamais parlé de psychose puerpérale, plutôt d'anoxie, de processus de décortication. Moi, je ne sais pas. Tu sais qu'il s'est battu, presque à mort avec Fédor. Un seul cheval de bataille pour deux héros ridicules. Marthe semble maintenant en repos à l'asile. Heureuse ? C'est le psychiatre qui a eu le dernier mot, à l'usure.
On m'a dit que ce serait long pour qu'elle revienne à la maison. Je m'occupe du petit. J'ai remis mes affaires en marche. J'ai pris une jeune femme à mon service, pour tout ça. Elle s'appelle Adéla. C'est la nièce d'un ami. On n'est pas trop de deux, car depuis six mois je n'ai rien touché. Elle est gentille, elle a dix-huit ans.
Ton mari m'en veut encore ? Dis-lui que je ne suis plus un fieffé menteur.
Ton frère qui t'aime.
V... Le 6 janvier 1951.
Adam.
[7] Une note, secrète, du docteur Church :
Marthe Knapp n'est pas morte, c'est pour moi un grand sujet d'étonnement. Je ne crois avoir jamais vu d'objet plus pâle que le corps de cette femme. Je parlerais de miracle, d'exception historique, si les suites n'avaient été aussi graves, irréversibles. Elle est revenue avec les vivants exception faite de sa lucidité, de sa capacité à se mouvoir, à entendre, à voir, cette débauche de sensations et d'affects qui nous affranchissent -temporairement- de la mort. Que peut-on perdre de plus sérieux que le sommeil ?
La foule, le bruit de tous ces passants dans les rues encombrées, me permettent de me réfugier dans cette sorte d'ivresse qui confine à la nuit, ce brouillard de la conscience où percent des lueurs, des traits de lumière qui agitent dans mon cerveau la bouillie des remords, la respiration du coupable attendant un juste châtiment. Je suis mûr pour le peloton !
Je meurs un peu chaque jour, mes cheveux blanchissent, la peau de mon scrotum devient plus lâche. Connaissez-vous quelque chose de plus laid au monde que les couilles pendantes d'un vieillard nu ? Pas même les seins d'une vieille qui ballottent quand elle se penche ?
[8] Adrien ne sut pas quoi penser de "l'Académie des Orgasmes", dans son édition originale en vélin. Sans doute la terminologie étrange, redondante, n'était-elle pas étrangère à sa perplexité. Ce volume, rare et estimable, avait été offert par l'auteur à son père quand à bout de ressources il dut convenir de son incapacité à concevoir d'autres thérapies. Orgasme est un mot curieux pour un enfant de sept ans, même s'il peut admettre que c'est une limite extrême dépassée par le plaisir, il lui faut beaucoup d'imagination pour conduire cette sensation assez près du ventre et l'en expulser aussitôt après, en râlant pour assourdir le tumulte de son partenaire. Il admit qu'il fallut être au moins deux pour jouir. Une forme de quête de contrat social par l'extase, ce qui suppose des conventions et des assentiments ; d'un autre côté des conditions proposées par la nature.
[9] O'Connor était un excellent musicien. Il voulait faire un opéra de sa tragédie préférée : Hamlet au son du cor, franchissant les remparts d'Elseneur sur les cordes. Pizzicati des duels à l'épée. Meurt à la fin drapés par les chœurs.
[10] Voilà une proposition paradoxale, voire absurde. Pas d'école, pas de maîtres, ni de longues explications où fourmilleraient des détails inutiles, des exemples usurpés, des poncifs approximatifs ! Adrien ne reconnaissait pas à sa mère le droit de s'effacer avant qu'il ait tout appris de ce qui permet à un homme de paraître dans ce monde. Sans elle, mais à ses côtés, habillé, habité, réchauffé par son souffle. Si Adam demeurait étrangement absent de ce bilan, il n'en demeure pas moins nécessaire pour rétablir la vérité d'admettre qu'il fut à l'origine, le promoteur abécédaire d'Adrien. A comme Adrien, Adéla, Adam... RosA.
[11] Un conclave d'adjectifs, d'adverbes, de noms communs frappent à la porte, pour adopter un pape. Une phrase unique, un mot seul où seraient condensées, attrapées toutes les trajectoires pour ne plus faire qu'une seule courbe idéale : l'intégrale de chemin, formidable source d'énergie pour qui y puiserait à la source. Le plus petit commun dénominateur, l'origine de la vie, l'encre d'où jaillissent des faisceaux. Tout ça pour ça, conserver des instincts.
[12] "Il n'y que les plus profonds états de l'ivresse qui permettent à l'individu d'échapper à son inconscient, à toutes formes de culpabilité, au remords, aux impulsions évidemment soudaines ; ça et le sommeil sans rêves des innocents, et puis la mort approchée par degré, sournoisement, en faisant semblant de rien. Enfin bon ! Si vous vous liez aux extrémités de la lucidité, très habilement à proximité d'un genre d'équations finalement insolubles, tout ça pour approcher du génie, de l'extatique sommet de la raison, sachez qu'on vous piège dans les filets de l'espèce et qu'à la fin vous n'aurez servi qu'à assurer sa pérennité. Philosopher c'est épurer des chromosomes, penser que les gènes sont gênants !" Romain Fédor. Préface à l'Académie des orgasmes.
La promesse des gènes
Marthe fonctionnait oralement comme une machine, oppressée par les cloisons ténues de sa chambre au deuxième étage du bâtiment principal de l'hôpital Saint-V. Les médecins, dont un remuant psychiatre, avaient parlé de psychose puerpérale[1], de délire érotique, de mélancolie dont les traits monomaniaques relevaient de soins prolongés. Cela ne consolait pas Adam que sa femme fut ainsi cataloguée, logée comme tant d'autres dans l'épais glossaire des ouvrages médicaux, déposée, mise à l'index, poussée contre son gré dans d'étroits fichiers où l'air étouffe, dans les méandres du trépied de la nativité : fécondation, grossesse, attouchements. Pitoyablement rangé dans un costume élimé, le corps de cet homme rompu faisait face aux vociférations de Marthe : " Aimez-moi ! Aimez-moi sans pitié!" Hurlait-elle. Parfois elle semblait s'éteindre un peu, reprenait son souffle puis le cours dérangeant de sa folie, crescendo, jusqu'à ce que cela redevint insoutenable, qu'elle abattit de ses obscénités toutes velléités de patience et d'attention. Elle se taisait cependant, de temps à autre, quand elle dormait, agitée par des spasmes comme si elle se noyait, bien que des liens solides, des manchettes de cuir, maintinssent ses membres fermement aux quatre pieds du lit.
- Est-ce que je peux espérer bientôt une amélioration ? Demanda Adam au docteur Church dont la précipitation habituelle ne lui permettait pas de répondre en détails à ce genre de question.
- Peut être... répondit-il hâtivement sans lui prêter attention. Il pénétra dans son bureau en interpellant rudement la secrétaire afin qu'elle mette à jour son programme de consultations. Il était toujours débordé, d'humeur maussade, agacé par le moindre retard, démesurément vaniteux, provincial. C'était un petit homme en forme de tonneau, il aurait pu aussi bien circuler, déambuler dans les longs couloirs de son service, à l'horizontal, circuler à toute allure dans les pentes, sans que cela ne retint l'attention de personne, ce qu'il faisait parfois en heurtant tard le soir, dans la cour de l'hôpital, des poubelles ou d'autres objets résonnants. Ivre. Il ne se plaignait jamais de cette infirmité, de sa petite taille qu'en proportions ses mains avaient rattrapée. Un homme important qui se penchait si peu pour lacer ses souliers. Dans le bloc opératoire où il exerçait son office de chirurgien, de gynécologue-accoucheur, tout avait été réduit à sa mesure. Les enfants venaient au monde en baisant le sol. Un front bas, des sourcils solides reposaient sur deux ouvertures étroites en forme de meurtrières d'où il décochait des regards mordants, pointus, incisifs, si les attentions dues à son endroit et à ses dimensions n'étaient pas scrupuleusement observées. En substance, par essence et sans concéder à de fades auxiliaires une once de volupté, il reposa toutes les catégories de son existence sur les exercices de sa volonté, avec méthode. Il jouissait secrètement de ses pouvoirs, de son autorité; plus tard le soir quand il n'effrayait pas les chats, il demeurait dans son bureau, son buste bref légèrement incliné dans un fauteuil, il y fumait un gros cigare dont les volutes de fumée, au plafond, s'attardaient en attendant qu'un souffle de vent les emporta.
Il fallait, à Marthe, trois bonnes heures, pour retendre graduellement le ressort de ses sarcasmes. A l'heure dite, ou à peu près, elle se mettait à sonner. Ces jours là furent terribles. Probablement momifié par tant de honte, Adam compensait les ordures qui jaillissaient de la bouche de son épouse par un mutisme fortifié. Il aurait voulu s'asseoir sur la gueule de ce monstre, mais des jambes lui manquaient. Aussi peu à peu sa résignation lui parut bonne ; et si elle ne pouvait être innocente, elle devenait lâchement reposante, économe en moyens de subir ou d'affronter la réalité. Quand même en écoutant Marthe, Adam vieillissait ; maintenant comme une étoile éblouissante elle lui blanchissait les cheveux.
Fatigué, il s'assit auprès de la secrétaire, lui parla de tous ces préparatifs, de ces instants merveilleux où tous les deux, lui et sa femme, joints par une tendre complicité, s'endormaient main dans la main, posées sur son ventre à elle, bercés par des coups de pieds, ceux de l'enfant qu'elle portait.
- Alors elle n'était pas bizarre avant ? S'étonna t elle.
- Mon dieu, non ! S'indigna t il.
- Et l'enfant[2]... Adam parut décontenancé, soudain dénudé. Il posa doucement la main droite sur l'épaule de cette femme entre deux âges.
- Adrien ? ... je vais l'aimer dit-il sans s'efforcer d'être convaincant. L'étrangère à laquelle il faisait ces confidences ne saurait pas, ne saurait rien.
«
Marthe s'impatientait. Quand elle demeurait seule dans sa chambre, ce qui en fait était fort rare, elle recouvrait parfois des lueurs de lucidité, trouvait inutilement l'issue du labyrinthe où sa folle compagne, cette sœur idiote qui partageait son cerveau, l'avait menée. La division du pouvoir s'exerçait ainsi, pas toujours, contre sa volonté. Des troubles de la mémoire, nombreux, hétérogènes, mutilaient sa pensée. Elle opérait par conjectures, traçait un cadre virtuel où s'organisaient les éléments les plus sûrs de son passé, tentait d'échapper aux caresses voluptueuses de cette parente importune qui lascivement s'insinuait entre ses cuisses, prenait possession de son sexe et de ses résolutions. Finalement elle jouissait comme on saute à l'eau pour feinter la pesanteur, faire son deuil de la vertu sous un linceul épidermique.
C'est au terme d'un de ces orgasmes, que la veille, intervint le docteur Fédor, psychiatre viscéral[3], ainsi qu'en faisait acte de foi ses cartes de visite. Il trouva sa patiente cambrée comme un pont que l'on jette entre les deux berges d'un ciel chauffé à blanc, en eau. Il lui sembla même que ses os allaient se rompre comme des haubans trop tendus, sous l'effet d'un vent torride, de la tempête intérieure qui la malmenait. Il observa calmement le visage de cette femme qui semblait souffrir autrement, d'un excès, d'une profusion de jouissances. C'est une naufragée mourant de soif et qui se noie pensa t- il, une hérétique désabusée qui maudit la fraîcheur humide de son cachot en observant d'un soupirail trop étroit le faîte du bûcher que l'on dresse pour elle. Elle s'évanouirait tout de suite s'il la touchait ; s'il frôlait négligemment ses longues jambes fuselées, elle partirait telle une fusée jusqu'au plafond. Cette galerie d'émotions méritait d'être croquée. Fédor s'installa auprès d'elle et se frotta les mains comme s'il avoisinait le foyer chaleureux et convivial d'une cheminée monumentale. Elle crépitait. Il se mit à prendre des notes, mais demeura longuement peu inspiré, posait avec prudence la mine de son crayon sur les pages d'un carnet défraîchi, un rituel préliminaire à l'exaltation intellectuelle qui allait percer, émerger du chaos de ses pensées. En fait, il n'avait d'idées préconçues sur rien et se laissait volontiers guider par son imagination.
C'était habituel chez lui, quand il souhaitait porter secours à quelqu'un, il lui était nécessaire de fantasmer, d'organiser son plaisir, de mettre cartes sur table, afin d'atteindre d'immédiates compensations. Marthe était une femme désirable, entièrement dévêtue. Il n'eut pas d'efforts à faire pour parvenir à ses fins. L'érection qu'il obtenait dans ces circonstances était en fait le point culminant de sa contribution sensuelle et limbique[4] à la mécanique sexuelle. Pas question d'en finir avec la main, cela l'aurait laissé sans force, fourbu, incapable de spéculer. Résister à la tentation était sage. Fédor était un formidable résistant.
Quand, à la faculté ses maîtres parlaient de psychose puerpérale, ils mettaient surtout l'accent sur le risque infanticide inhérent aux troubles de comportement que recouvrait ce délire. Chacun y allait de son anecdote atroce. En fait, rien ne leur paraissait aussi étrange que ces femmes qu'une pulsion inconsciente attirait irrésistiblement vers l'homicide de leur progéniture. Car quoi, enfin, communément, elle l'avait désirée. Quelques jours après l'accouchement, si l'on n'y prenait pas garde, le nouveau-né passait avec l'eau du bain par la fenêtre ou périssait étouffé entre leurs seins, voire sous d'épaisses couvertures, bordé jusqu'aux oreilles. Maladie rare et socialement redoutable à propos de laquelle Fédor voulait se faire une idée ; c'est ainsi qu'on le retrouva au chevet de Marthe dont le délire érotique avait connu un certain succès auprès de ses confrères.
Marthe faisait mine de téter son pouce. Souvent elle mettait deux ou trois doigts dans sa bouche pour tenter de vomir. Elle caressait l'idée de pénétrer son ventre avec son bras, d'en extraire toute forme de vie inconciliable. Sinon elle parlait à cette étrangère qu'elle feignait d'apostropher comme si elle eut été éloignée, à l'autre bout d'une jetée, sur le quai d'une gare noire de monde. Elle hurlait pour s'en faire entendre.
- Tu n'es pas ma sœur ! Tu saurais mieux me faire jouir ou m'éteindre, dit-elle en repoussant fermement le couvercle de sa léthargie, si tu étais ma sœur on le saurait à cause de l'odeur. Fédor parut déconcerté, qui était cette sœur dont elle parlait, personne n'en faisait mention dans le dossier médical, il souligna deux fois ce mot dans son carnet, l'entoura et en fit partir de nombreuses flèches.
- Je ne crois pas à ces histoires, si jamais on croyait à ces histoires on finirait par en distinguer les ficelles. Tous ces mensonges ça ne peut pas entrer dans la tête d'une seule personne.
Fédor retint provisoirement l'hypothèse d'une simulation, pour travailler. Si elle était folle, elle pouvait l'être par degré, mouvant, fluctuant autour d'une espèce d'horizon artificiel. L'horizon de la raison masqué par des nappes de brume, des inepties. C'était une supposition, un peu trop une hypothèse d'école, beaucoup trop la conclusion d'un rapport de police. Pourtant de nombreux éléments de l'interrogatoire de son mari, Adam effondré, lui avaient permis d'aborder confiant cette confrontation peuplée de pièges. Son jeu à lui était de substituer à la rigueur des faits bruts, un faisceau de probabilités quant à l'organicité des troubles que présentait Marthe. Pendant qu'elle s'agitait en écartant les jambes, il relut ses notes.
Le visage de Fédor qu'il semble inutile d'embrasser dans les détails paraissait grotesque, il semblait prendre des poses. Allumer une cigarette, agiter brièvement la main pour éteindre une allumette. Marthe semblait rêver. Il s'approcha et se pencha au-dessus d'elle pour verser dans son oreille quelques marques de sympathie et partagea brièvement, symboliquement, ses souffrances.
Un autre jour, Fédor fit de même avec sa mère qui partait d'un cancer du corps de l'utérus. Cette vieille femme souffrait de nombreuses métastases qui avaient envahi son cerveau et à peu près complètement les deux poumons. Bonté divine ! Elle râlait, éructait, étouffait, mais parvenait cependant à demeurer digne dans son agonie, surtout elle ne pouvait admettre que l'on eut pitié d'elle.
- mourir ça se mérite lui disait-elle, sinon on crève ! Evidemment avec toute cette bouillie funeste dans sa tête, elle n'était pas toujours lucide. C'est en cela qu'elle ressemblait à Marthe. Organiquement, leur mode de pensée, leurs émotions, s'étaient mis à dérailler ; la première dévastée, la seconde psychotique.
En ressuscitant momentanément sa mère, le passé embaumé, son enfance, des étreintes odorantes, Fédor progressait instinctivement vers l'élaboration d'une thérapie concrète[5] qui sans doute mettrait fin aux épreuves de Marthe. De même que pour comprendre un paranoïaque il s'était mis dans la peau d'un tueur maladroit, assimilant les pulsions homicides, les ruminations obsessionnelles; il lui parut nécessaire d'emprunter le délire de sa patiente, un peu comme s'il devait apprendre une langue étrangère. C'était de l'espionnage, un délit de pratique clinique. Mais Fédor en agissant comme ça obtenait de bons résultats, le tueur n'avait pas commis d'actes irréparables hormis la séquestration d'une de ses victimes, cet éloquent père de famille qui à ses heures était un violeur soigné bien qu'impulsif avait cessé d'importuner les jeunes garçons d'un collège notoirement pudibond. Seulement, cette façon de procéder laissait des traces, voire même des cicatrices si l'on tient compte de la durée. Surtout c'était fatigant, l'emprunt de la personnalité bancale de ses malades le laissait sur les genoux, inconscient des dangers qui le menaçaient.
Romain Fédor prit le bassin émaillé que l'on avait rangé sous le lit et le plaça soigneusement sous les fesses de Marthe qui se tortillait.
- C'est peut être ça... pensa-t-il sans conviction.
Marthe ne parut pas troublée par la proximité de Fédor. Elle avait beaucoup maigri car elle ne s'alimentait plus depuis une semaine.
En toute simplicité... j'insiste ! Faites oui de la tête si vous pouvez commencer. Encore une fois il avait l'esprit ailleurs, un état proche de l'hypnose dans lequel il lui semblait plus commode d'appréhender l'errance de ses patients. Marthe démarra, elle leva les yeux aux plafonds, écarta librement ses genoux, posa les mains sur ses cuisses.
- C'est un rêve ! Enfin ça ressemble à un rêve. Une petite fille enlève sa culotte qu'elle a un peu mouillée en faisant pipi, puis elle en reprend une autre dans l'armoire où sa maman les range. Elles sont toutes trop grandes. Alors pour ajuster sa taille aux dimensions des sous-vêtements, son ventre, rien que son ventre se met à grossir. Les jambes restent courtes, les nattes ne se dénouent pas, le pouce reste dans la bouche et le ventre continue démesurément à enfler, à pointer. C'est un rêve où la solitude pèse, ça sent l'herbe des prairies où paissent des vaches. Ça s'éternise; je ne cesse pas d'être une petite fille. On me met en garde de grandir de partout. Je ne sais pas, alors je fais semblant. Je ne veux pas qu'on me dispute. Je reste avec toutes les autres filles, en rangs, à regarder les garçons, puis à désirer les hommes en attendant le dénouement. Une angoisse...
- d'être mère ? Continua Fédor en serrant les poings, comme si les propos de Marthe avaient touché en lui une corde visible.
- d'être dépossédée. Ses propos n'étaient pas l'écho de ceux de Fédor, mais la voix de cet homme, lointaine et grave, semblait permettre en elle certains ajustements. Je semblai toujours effrayée. Il faut entendre tout ce qu'on ne vous dit pas, se ranger du côté de l'imaginaire, inventer le monde.
Lorsque arriva, en plein milieu de l'après-midi, Rosa Braunstein-Levy, la doyenne des infirmières, elle s'enquit de l'état de santé de Marthe sur un plan essentiellement technique : température, pression artérielle, alimentation, selles et mictions. Elle apprit que Fédor était à son chevet ce qui sembla davantage l'agacer car elle devrait perdre du temps à tenir compte des suggestions, des conseils extravagants de ce charlatan auquel le docteur Church n'accordait pas le moindre crédit, comme à tous les autres psychiatres, d'ailleurs. Seule la vie réelle, sans déambulations dans les méandres d'un esprit pourri, méritait d'être vécue et prolongée, arrachée au ventre des mères. Elle traversa le couloir d'un pas ferme et sonore d'obèse endoctrinée, salua quelques mères en peignoir défraîchi, puis s'introduisit dans la chambre de Marthe, en chargeant comme si elle redoutait de se montrer prudente ou attentive. Ne jamais omettre l'effet de surprise, moyen commode de dompter l'adversaire, de prendre le dessus. Fédor connaissait la manœuvre et ne redoutait plus cette femme depuis qu'il l'avait vue auprès de l'étal d'un charcutier au chœur de la vieille ville, sous des remparts, l'été, déployant dans l'ombre des rondeurs laiteuses, agitant les bras.
- Vous n'avez besoin de rien docteur ? Demanda-t-elle d'une voix martiale, en feignant de sourire un peu.
- oh ! ...j'aimerais assez qu'on me foute la paix. Mais à quoi bon vous demandez ça, n'est ce pas, à quoi bon... répondit-il, sans la regarder, serein.
- Je suppose que madame Knapp bénéficie de vos précieux conseils, de vos soins empressés, de votre écoute attentive... elle semble aller mieux comme à chaque fois qu'elle a joui, toute seule, devant tout le monde en personne ! ...Mon dieu ! Que cette femme me répugne. A peine mère, tout juste délivrée et déjà folle, lubrique, un cas de saloperie comme il y en a de rougeole fétide, de pestilence, une ordure contagieuse... Elle crachait son venin, inspirée, moite ; se dirigea vers la porte sans attendre que Fédor ne se départit de son flegme, ce qui ne lui vint pas, un instant, à l'esprit. Il observa son dos adipeux avant qu'elle ne disparue totalement. Il pensa qu'il s'agissait là d'une manœuvre de diversion organisée par le docteur Church, une offensive de cavalerie sur l'aile afin de dérouter l'adversaire, de l'épater. Une partie d'échecs dont l'enjeu serait la destinée de Marthe, l'orientation des soins.
- Heureusement elle ne reverra jamais son fils ! Aboya-t-elle avant de disparaître complètement.
Fédor ouvrit largement la fenêtre, observa à l'horizon le ciel qui se couvrait, empesant l'air. Il voyageait encore, passager clandestin des pulsions de Marthe, jusqu'en son sein, proche ami d'un utérus ramolli où demeurait l'empreinte de son fils, les doigts du placenta.
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Adam et Adéla prenaient le thé et du bon temps, dans l'ombre d'un salon dont les rideaux tirés restaient mollement pendus à des anneaux dorés. Avec de petits gâteaux secs, un homme peut passer sa vie à attendre la mort d'une femme. Adam prenait soin de Marthe, mais quand même cela faisait très longtemps qu'elle était malade. Sept ans. C'est facile quand il s'agit d'un veuvage, on finit par faire le deuil du deuil, enterrer les souvenirs, la peine. Vendre les vêtements, brûler des photos. Repeindre. A dire vrai, Marthe n'était plus tout à fait une femme depuis la naissance d'Adrien, elle ressemblait plutôt à un arbre qui espère ses fruits, perd ses feuilles, ses branches, son tronc, ses racines et qui laisse cependant le territoire de son ombre ceindre le périmètre des vivants, des proches, en toute saison. Malgré des soins appropriés, prolongés, des thérapies nouvelles venues d'Amérique du Nord, à la fin son état ne s'était pas amélioré, en dépit de l'acharnement de Fédor. Après trois ans, elle sortit de la clinique en fauteuil roulant, recroquevillée sur ses membres, rétractée en position fœtale comme si elle avait voulu disparaître en empruntant le rebours du temps, mourir avant d'être conçue.
- Avec un soupçon de lait, répondit-il en tendant sa tasse[6]. Le visage anguleux d'Adéla paraissait s'impatienter, un flot de sang pourpre avinait ses pommettes.
- J'en ai assez de cette larve. Tu crois que ça lui fait bien d'entendre des mensonges qu'elle ne peut pas piger. Je crois qu'il faut se débarrasser d'elle. Elle parlait sèchement sans prendre le temps de respirer ce qui à la fin la faisait suffoquer. Elle devait trouver le moyen d'économiser ses mots. Adéla avait la manie des ablutions, ce qui chez elle n'avait rien d'hygiénique prenait en fait un caractère obsessionnel dés lors qu'il s'agissait des zones génitales. En période de menstruation, elle ne quittait pas sa chambre, de peur d'incommoder, de crainte d'indisposer Adam. Econome en mots, dispendieuse en eau, de flots qu'elle rougissait à grand peine.
Gravir un escalier assez raide, dont les marches étaient soigneusement lustrées, suffisait pour atteindre le purgatoire, la chambre de Marthe. Une grande pièce froide dont le glacis mordoré aux murs réduisait la pénombre qui y régnait. Un vieux canapé anglais râpé, une armoire aux portes grinçantes et le lit d'une mourante qui s'abstenait de gémir.
- Deux sucres... Il n'est pas question de la laisser partir. Elle te gêne ? Demanda-t-il agacé ?
- Elle ou moi... Moi si tu veux continuer à profiter de moi. Elle ou moi?. Puis elle puisait dans ses ressources, caressait sa colère telle le membre d’un homme; ça bouillait de toute cette lave et d’innombrables frustrations. D’abord il y a mes mains, tu as vu mes mains, ce sont des animaux. Ce ne sont pas des mains, ce sont des sabots. Elle fit mine de marcher à quatre pattes, en fait elle se pencha très peu car son dos la brûlait. Je suis une jument que l’on ne prend plus la peine de dételer. Silence haletant mais nécessaire, puis elle se redressa. Ce que les physionomies expriment avec trop peu de nuances c’est la souffrance quand elle tente de se mêler d’orgueil, précisément l’impression que pourrait donner un noble hidalgo sous la fraise du dentiste. Elle fixait Adam. Qu’est-ce que tu veux à la fin ? M’anéantir ? Maintenant elle le toisait, elle feint de paraître plus douce.
- Tu as déjà été plus tranchante, lança Adam.
- Pas question de sortir d’ici avant que tu ais pris la décision, déclara Adéla, fermement arrimée sur ses chevilles. Si tu veux mon avis, il faut en finir.
Il découvrait de nouveau ce que peut être une femme déterminée. En fait il dépendait trop d’elle pour continuer à feindre une reposante indifférence.
Adéla achevait sa métamorphose, pas une garce de son acabit n’aurait refusée d’admettre que le temps poussant ses billes, remédiait également aux hésitations qui finalement assaisonnent l’esprit et rendent confuses toutes décisions. D’abord elle voulait se débarrasser de Marthe. Chaque matin, au réveil, l’inspiration lui offrait un nouveau moyen d’en finir avec cette rivale. L’étroitesse de son champ de conscience, à l’aube, depuis cinq ans, semblait assurer à ce nouveau plan un succès fulgurant et définitif. Puis la routine venait à bout de sa fermeté.
- Tu sais qu’il monte en cachette lui faire la lecture ?
- Qui ? Chuchota-t-il, comme s’il craignait soudain qu’on l’entende.
- Qui ! Tu veux mon point de vue... Suppose que sur un radeau survivent trois naufragés. Deux parmi eux se demandent qui manque, hein ! Mais qui donc a pu plonger ? ...Ou bien encore, interroges-toi, Le nord, le sud, l’est et... Tu sèches encore ? ... oui-oui ! Puis elle explosa : mais ton fils, quoi ! ..Adrien !
- Ton fils quoi ! … Adrien ! Il semblait perdu, ce qui est un étouffement tolérable de la fatalité ; les mots de l’autre prenaient sa gorge jusqu’à étreindre formidablement ses amygdales. Voilà pour l’étranglement, la soif d’air et tout autant que cela est…
- Adrien lui lit des poèmes…
- A Marthe ? …
- Ne recommence pas, s’il te plaît…tu crois que ça a un sens ? Je l’ai entendu ba-li-ser sa détresse, il-lu-mi-ner son exil, comme il dit.
- Calme-toi ! Soudain Adam parut ému, bouleversé. Il se souvint des années magiques où il partagea avec Marthe la lecture de poésies flamboyantes, chevauchant des livres. Jusqu'au terme de sa grossesse, jusqu'à ce qu'une sage-femme vint lui dire que le travail avait commencé. Tout avait été englouti, perdu corps et biens dans ce naufrage[7]. J'ai à faire, on se reverra ce soir ! … Cela crêve les yeux à côté des yeux, dans la tête… Ce qu’il disait devenait moins intelligible à mesure qu’il franchissait des seuils, repoussait des portes qu’il claquait. Dans la tête ça prend le temps de tout mutiler, un petit bout de dignité, un poil de bonheur, des soupçons de plaisir.
Adéla allait sans doute trop loin, jusqu'à se disperser pour dissiper les amas d'amertume qui lestaient son jugement, accroissaient en elle une hypocondrie authentique.
Encore une fois, Adam passa la journée auprès de l'étang où il aperçu Marthe pour la première fois en robe d'été à fleurs de champs, jaune où se fondaient les éclats d'un matin voilé par les brumes. Cette nostalgie, toutefois, avait bien des aspects mécaniques, remontée par des rêveries obsessionnelles dans lesquelles il s'engonçait comme dans un manteau douillet. Un grand malheur, un tel acharnement du destin devait se respecter, aussi les extravagants propos d'Adéla le mettait hors de lui où il fait si froid pour l'âme et la vanité des condamnés à la pénitence automatique. Cela ressemble à la condition de l'ermite que l'on chasse de sa retraite et qui mène contre son gré une vie de substitut, d’assesseur occupé à joindre les victimes pour leur désigner la coupable de ces grands maux que sont la douleur, la douleur morale plus entière et vive que ne le sont les tourments du corps. La responsable c'est Adéla, ce sont toutes les femmes qui désirent échauffer l'épiderme, enjoindre les vivants de vivre et les autres de demeurer à jamais oubliés.
- C'est Adéla ! Songea Adam comme s'il posait avec satisfaction son pas sur un insecte repoussant. Quelquefois, la peste brune, la lèpre et toutes les épidémies de choléra, le cancrelat poussif prenaient les traits d'une abeille, Adéla savait être, grâce au ciel ,délicieuse en chaussettes blanches assorties à un short moulant ; entre les deux de longues jambes lui permettaient de franchir rapidement les quelques mètres qui séparaient la cuisine de la chambre d'Adam, elle chantait, dansait dans les raies du soleil perçant les fenêtres, mimait le sourd bourdonnement des ruches. C'est quand elle parlait de Marthe qu'elle pouvait être odieuse, alors ses lèvres se tordaient toujours et ne parvenaient plus à contenir la salive qui débordait des lèvres. Enfant, petite fille, elle fit une forme de paralysie faciale qui devait réduire à jamais la beauté de son visage. " C'est cela, à moitié la face d'un ange, et pour l'autre aucun relief, l'abandon de toute forme d'expressivité, le regard froid à gauche d'une statue, l'oeil qui ne s'accommode pas à la clarté du jour et dont la pupille demeure dilatée comme si l'on pouvait pénétrer de force son âme noire, le gauche cependant plus sensuel et rayonnant que l'autre profil. Qui l'emporte ? Elle est pour moitié, au-dessus du cou, plus vulnérable que Marthe, comment lui pardonnerait-elle d'en baver ?
Une pièce d'eau immobile où baignent des nénuphars, jacassent oisivement des grenouilles, quelques tanches baignent dans l'étang saumâtre, un bassin bu discrètement par des saules dont les frêles ramures s'agitent au vent marin qui déborde la côte. Tout est ordinaire, calme. Adam s'attarda sur le ponton vétuste qui semblait soutenir ses jambes pendantes au-dessus de la mare.
Adam dont le regard pèse la moitié du poids de ses paupières à demi closes, évaluait sans sourciller l'impact de sa circonspection, l'influence de sa dignité. Demeurer immobile, hautain, paraître indifférent, distant quand même l'air autour de soir menace de s'effondrer, c'est le suprême degré de noblesse qu'un homme blessé puisse atteindre. Rester coi, s'attarder au pianissimo quand le reste de l'orchestre gronde et entame sans mesure un final échevelé. Bannir le mimétisme, revendiquer la solitude, l'ennui, l'espoir. Adam attendait vainement que Marthe ressuscite.
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C'est ainsi, brièvement, qu'Adrien vint au monde, en faisant des vagues.
Adrien, contemplait l'océan dont la courbure à l'horizon exhortait le vent à pousser les nuages vers le continent. Les propos de Julien lui revenaient en tête ; les flots boueux de l'amazone charriant des cadavres de bêtes ; comment était cette autre planète où la cime des arbres assombris plus sûrement le ciel que la nuit ? Cela le laissait songeur, même si parfois il tentait tard le soir de traverser la lande et les tourbières pour avoir une idée de la peur qui l'imprégnerait si d'aventure il connaissait un sort semblable à celui de cet écumeur. Un tel destin. L'idée, l'obsession de pénétrer ces contrées sauvages lui étaient devenues naturelles comme si la lecture de ces récits d'explorateurs et le tableau qu'en peignait son ami, lui avait permis de franchir le pas, de justifier ses fantasmes.
Marthe était l'égérie d'Adrien. Elle cessait de gémir quand il lui faisait la lecture. Ce rituel thérapeutique commençait après le déjeuner, Adrien lisait jusqu'au dîner, sans changer de ton pour ne pas troubler la quiétude de Marthe dont le visage penché de son côté affichait un contentement béat. Quand il était surmené, il s'arrêtait pour boire, puis de nouveau, sans faillir, commentait l'œuvre d'un auteur qui lui semblait assez proche de ses préoccupations[8].
Cela lui laissait deux ou trois heures. Il était encore tôt, rien le matin ne le laissait aussi heureux que de se promener sur la plage, afin d'y respirer l'air du large. Lorsqu'il revint des falaises pour profiter du soleil automnal, la marée était basse et il put pénétrer profondément l'étendue de sable ferme où reposaient des mouettes repues. Rien n'est aussi vertueux que la solitude estompée par l'infini, elle permettait à Adrien de faire le vide et d'oublier le lendemain qui s'annonçait égal à la veille, semblable au jour même. Une errance sans comptines, sans jeux et cris d'enfants. La traversée d'un désert léché par le sel de l'océan ; tout serait pareil s'il ne parvenait pas à imaginer de solutions, à rencontrer des gens et à parler avec eux du monde s'il est vivant. C'est un ainsi qu'il fit la rencontre d'un pécheur qui réparait ses filets et de la petite fille de marchands sur le port.
- Tu ramasses des coquillages ? Demanda-t-il pour tenter d'amorcer le dialogue.
- Tu me suis depuis longtemps sur la plage. J'ai un bâton et si je m'en sers pour découvrir des crabes, je peux aussi t'empêcher de m'embrasser. Répondit-elle ironiquement en jouissant de la maladresse d'Adrien.
- Pourquoi je t'embrasserais ? Je ne te connais pas.
- si tu me connais puisque tu viens si souvent à passer devant la boutique en faisant semblant de passer sans rien voir. Elle riait et découvrait de petites dents de fouine, courtes et pointues. Malgré tout un joli sourire qui avait d'abord le charme de l'ingénuité.
- vends quoi ton père ? Fit julien comme s'il l'ignorait, en prenant le ton d'un garçon rompu à ce genre d'exercice.
- des pèlerines, des parapluies, des bottes en caoutchouc...
- tu sais d'où ça vient le caoutchouc ? Il avait l'air sérieux ; soudain il tenta de prendre le dessus dans cet étrange échange, comme si le fait d'avoir beaucoup lu lui donnait un avantage décisif. " Ça vient du Brésil et du long des rives de l'Amazone, tu peux pas avoir idée des oiseaux. Le seringueiro blesse les arbres avec un couteau, des hévéas, hé-vé-as. On en recueille la sève qui coule lentement le long des troncs, très tôt, avant que le soleil ne referme la plaie. Un suc fumé d'un feu de noix de palmes. Avec ça on fait tes bottes."
Elle observa ses propres pieds comme s'ils allaient prendre racine ou bourgeonner, autour de ses semelles le sable emprisonné faisait des bulles.
- Tu viens souvent ici ? Fit-elle ébahie, en s'empressant de marcher en levant haut les pieds au-dessus du sol.
- D'habitude c'est le chemin que je prends pour aller à l'école, mais parfois je reste sur les dunes, ou je gravis des rochers. C'est plus long, et je me blesse souvent. Comment tu t'appelles ? Il se disait qu'elle serait belle habillée en princesse avec ses nattes nouées en couronne pour lui ceindre le front, avec des taches rousses sur les pommettes qu'un voile de tulle obscurcirait. Taffetas, velours épais, ailleurs dans un palais.
- Rosa, si je sympathise, Rose sinon, ou encore Rose Ada, mais c'est tout comme.
- Et pour moi c'est Rose ou Rosa ? Demanda-t-il inquiet.
- Je ne sais pas, on verra comme pour mes autres amoureux. Pour eux tous c'est Rosa, du bout des lèvres, des doigts quand ils me prennent la main. Pour toi c'est encore entre le "e" et le "a". C'est difficile à dire, impossible à prononcer. Adrien pensa que décidément rien ne serait jamais accessible d'emblée, qu'il fallait partout fouiller des serrures avec toutes sortes de clés. Quelle était celle pour percer Rose et découvrir Rosa ? S'agissait-il de compassion comme avec sa mère, de respect amusé comme avec son père, de mépris jaloux comme avec Adéla ? Il convint que surtout les personnes étaient compliquées, abordables seulement par instants, quand l'éclat de leur regard cesse de vous saper. Attendre des éclipses.
Rose osa déposer un baiser sur la joue d'Adrien, c'était donc Rosa !
- tu en as beaucoup d'autres des amoureux ? Murmura-t-il en baissant les épaules, en pénitent impatient de saisir de plein fouet une offense.
- Non ! Il faut toujours qu'ils s'en aillent avec leurs parents. Tu le sais bien, nigaud, personne ne reste ici. Et toi tu vas partir?
- Ça risque rien. Ma mère est très malade. Mon père élève des chevaux et son père le faisait avant lui.
- C'est là que tu habites, dans le haras près des marécages ?
- Oui ! Chuchota-t-il comme s'il parlait d'une maison hantée où demeuraient d'étranges habitants, ou une prison peuplée de passants.
- C'est ta mère que vient voir le docteur O' Connor ?
- Oui ! Répondit-il en haussant un peu la voix. "Tous les mardi quand il monte à la ville ; c'est sur le chemin. Il prend sa tension et dit que tout va bien, puis il s'en va, sans lui tourner le dos, à petits pas, en saluant, comme s'il quittait la scène. Parfois il me prend à part et me cite des sonnets de Shakespeare[9], j'ai bien vu dans ses yeux qu'il était ivre, comme un anglais, je bravais les postillons. Il parut dégoutté et fit mine d'essuyer son visage. Adrien désirait parler de sa mère afin de lui permettre de réduire un peu les dimensions de cette servitude, mais ce fut elle qui en prit l'initiative.
- Elle est gravement malade ? Et sincèrement elle parut navrée, songeant qu'elle pouvait faire de la peine à ce garçon qu'elle venait de rencontrer.
- Non ! Dit-il fermement pour conclure ce propos. "Elle est malade si on veut, mourante si l'on y regarde de plus près. Enfin je sais que paisiblement elle m'a appris à lire, sans jamais s'impatienter[10]. Simplement en me laissant faire, choisir comme je l'entendais des livres épais et obscurs auxquels je ne comprenais rien. Je m'approchais d'elle en chuchotant, sans jamais la toucher. Je lisais et elle vivait dedans, à l'intérieur de ce flot continu de mots, comme si c'était de l'oxygène. J'ai appris des tas de choses qui ne servent qu'à elle, que je ne dis qu'en sa présence. Il se sentait fiévreux.
- Alors elle est infirme ?
- Oui infirme ! Elle rayonne, tu comprends... je n'ai jamais froid près d'elle, ni peur. Quand je dors, dans la chambre d'à côté, je sais qu'elle veille sur moi, dés que la flamme de ma bougie oscille, que le parquet craque ou qu'un volet agité bat. Ce sont ces caprices, c'est sa volonté.
Rosa ne fit pas semblant d'être étonnée, terrassée par ces révélations. Elle songea à ses propres parents, ordinaires et rassurants, qu'elle eut soudain envie de rejoindre. Un chemin creusé dans la roche, aux flancs de la falaise, permettait de gagner rapidement le port. L'été de très nombreux touristes empruntaient ce sentier, parmi d'autres.
Adrien prenait du plaisir à effrayer Rosa, pas méchamment, pour pimenter son récit et lui donner l'air d'un conte tout à fait inventé. Cela, son imagination le lui permettait aisément, et les mensonges dans son discours n'obturaient pas la lumière, laissaient percer des lueurs tenaces. Si l'on s'abandonne à des confidences, si maladroitement l'on s'épanche sur les péripéties de son existence comme lorsque l'on conclut un repas arrosé, tôt ou tard, malgré des dérives, de francs calembours, des blagues idiotes, viendra le moment où l'on abordera cette question de la mort (mourir, dormir... ainsi que le chantait O'Connor). Sérieusement.
- Tu fais ça par amour, s'attarder si longtemps auprès d'elle. C'est bien. Moi je soigne des oiseaux blessés, des mouettes qui heurtent la vitrine. Rosa pansait les plaies d'Adrien comme s'il devait reprendre son envol, parce que c'est moderne de compatir, de prendre en pitié.
- Quand même l'humeur c'est une girouette imprévisible. On se fait une joie et puis ça ne vient pas. Les émotions c'est pareil. On pense qu'on doit aimer, séduire, et puis ça ne vient pas non plus. L'amour je ne sais pas si c'est heureux ou triste, quel ton on doit prendre. Aimer vraiment c'est sûrement difficile. Je veux faire illusion, c'est crevant.
- Je souhaite de tout cœur que tu y parviennes, mais pourquoi faire semblant ? Elle frottait ses mains l'une contre l'autre, la matinée était fraîche. Je meurs d'envie de boire quelque chose de chaud. Tu viens avec moi prendre un chocolat ? Adrien n'aurait pas le temps de revenir à temps pour la lecture, mais l'invitation de Rosa était si enthousiaste qu'il voulut se laisser tenter. Il fit oui de la tête pour signifier son accord.
«
Pas tout de suite. Il est encore temps de faire la lumière sur ces moments décisifs. Sait-on jamais où la destinée nous conduit[11] ? Il s'agit d'une énigme, avec des étapes, de longues heures pour se reposer, déposer les armes, chérir les siens, dormir, puis retourner au combat en ayant la ferme intention de fuir. C'est ainsi tout le temps, on abandonne avant les autres, c'est imparable.
Quand Adam faisait l'effort de se lever, il était tous les matins dans cet état d'esprit, trop mou pour agir comme si le sommeil agité de sa nuit n'avait fait qu'accroître le poids de son existence. Cette détresse passait avec le premier café, laissait place à un immense sentiment de vide. A la fin, il ne savait pas trop par quoi commencer ; alors il refaisait ce qu'il avait fait la veille et détestait que l'imprévu mît fin à ses routines. Or, de plus en plus, il dut admettre qu'Adéla mettait son grain de sable, que forcément l'horloge de ses heures tendaient à rejoindre les autres, qu'un jour il serait à l'aune de son temps. C'est à ça qu'il pensait en observant les poissons venir bâiller à la surface de l'étang. Qu'elle n'avait pas tort. Il demeurait indécis parce qu'un profond sentiment d'insécurité l'envahissait. Adéla parlait crûment du plaisir, et dès qu'Adam avait joui se levait brusquement pour aller se laver, une main honteuse entre les cuisses. Adam pensait qu'un peu de tendresse lui manquait, un baiser dans le cou, des mots d'amour. Clairement Adéla avait une vision physiologique et hygiénique de l'acte sexuel, parfois dans leurs rapports elle s'impatientait et priait Adam d'éjaculer. Adam n'y était pas hostile, c'était une façon commode de s'économiser, d'accorder leur concupiscence. Au mieux, l'avenir oscillerait entre ces deux femmes, Adéla et Marthe. Adéla lui avait demandé de choisir.
Adam ne se sentait pas l'âme d'un héros, autrement dit toutes les histoires pouvaient se passer de lui. Surtout la sienne. Il devait se prononcer et décida de lui laisser carte blanche si elle renonçait à son sinistre projet, qu'elle trouva une solution alternative raisonnable, qu'enfin on en fut au même point. C'est ainsi, résolu à ne rien faire, qu'il reprit son chemin.
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Chaque fois qu'Adrien était en retard, il lui semblait que le chemin s'étendait, que l'espace se dilatait énormément. A moins que ce ne fut lui qui diminua l'intervalle de ses foulées, la fréquence de ses pas. S'il courait cependant, l'horizon prenait la fuite. Il pensait avoir trouvé des subterfuges infaillibles, il marchait à reculons, comptait à rebours, parlait ou pensait à l'envers, afin de remonter le temps en piégeant le principe qui veut que tout dans le monde aille vers sa fin. Ce garçon n'allait jamais à l'école parce que son père faisait observer que c'était une source infinie de contamination mentale, d'épidémies de patriotisme et autres maux des nations. Adam concevait assez mal qu'un même individu puisse toute sa vie répéter les mêmes choses, les maîtres devenaient des métronomes. Adrien était promeneur tôt le matin, lecteur en secret les après-midi de la semaine, le soir à l'écoute de son père-précepteur, de cinq à sept heures sonnantes au carillon de la Westminster habillée d'acajou. Cela variait fréquemment avec les saisons et de même que l'axe de la terre oscille autour de l'écliptique, le décalage du programme talonnait le raccourcissement des nuits. Parce que ses jambes devenaient lourdes, il s'assit et se contenta d'observer, à la verticale, en élevant le menton au-dessus de ses deux poings, le passage des nuages, celui à travers eux des oies sauvages dont les cris si haut dans le ciel parvenaient à percer ses tympans, à traverser sa tête et à en extraire des mots encombrants[12]. Si on se recroqueville assez, on finit par avoir le souffle coupé, les narines se creusent à mesure que le ventre tente d'expulser les derniers atomes d'oxygène qui alimentaient la machinerie des poumons. Adrien adoptait cette position fœtale quand il craignait trop de se laisser emporter par des obsessions. Ainsi privé d'oxygène, le cerveau demandait pardon, déposait les armes, se contentait de marquer les grandes orientations primitives et suffisantes de la vie : la soif, la faim, la peur. Pas encore le dessein de se reproduire, ni celui de comprendre comment on fait, ou comment on fait semblant et avec quoi.
Un enfant de génie ne se distingue que par son goût prononcé pour des choses convenues dont l'évidence martèle les sens autant qu'un coup de tonnerre. A dix mois, Adrien énumérait les jouets qui habitaient son berceau. A trois ans déjà, au chevet de Marthe, les bras encombrés par un lourd volume de l'encyclopédie, il relisait le monde à sa convenance, sans paraître préoccupé par l'amoncellement des signes qu'il interprétait à sa façon. Il portait l'ouvrage sur son cœur et attendait que l'osmose opéra, que la science peu à peu infusa, dilua le sang de ses artères vers le larynx où par effluves successives jusqu'à son palais, au bord de ses lèvres elle s'installait comme un chaperon sévère prenant soin de ses filles. Il gardait ça pour lui et afin de donner le change acquiesçait volontiers, souriait quand on lui adressait la parole, débitait d'anodins bavardages. Adrien attendait de renaître. Dans la chambre, avec sa mère, il se savait enclos, encore retenu, dans un espace duveteux et chaud où le temps et l'impatience s'assoupiraient facilement ensemble.
Jusqu'à ses sept ans, jusqu'à aujourd'hui précisément, Adrien fut l'amant, une vivante copie, des enfants informes qui gisent dans les toiles de quelques peintres baroques. Blond, plus qu'il n'est utile avec des boucles nombreuses recouvrant des yeux bleus immenses dominant un nez étroit et une bouche dont les lèvres charnues se défendaient et paraissaient mordues sans cesse par deux rangées de dents agressives et tout à fait blanches. Un bel enfant, avec une tête toutefois un peu grosse, enflée au niveau des tempes, et qui n'aurait jamais passé dans aucun de ces défilés naturels par lequel d'habitude on aborde le monde
Rosa faisait un chocolat dont la mousse collait bien aux parois du bol, onctueux à souhait. Quand il en reprit pour la seconde fois, Adrien finit par se détendre un peu comme si la distension de son estomac permettait à un peu de vapeur de s'échapper. Il soupira et de justesse ne s'endormit pas, car enfin sa curiosité était éveillée, absorbée par l'observation des détails. Rosa était juste un peu lourde et pataude ce que le chocolat admet et que l'absence de vigilance concède. Fille unique de boulangers, confiseurs, pâtissiers, elle méritait que la flamme de sa gourmandise entretienne perpétuellement une fine moue rebondie. Franchement Adrien fut conquit, enthousiaste comme l'étaient aux murs de fraîches peintures pimpantes, sa nature mélancolique même fut débordée, il eut envie de jouer et pour faire bonne figure s'empiffra de gâteaux écœurants. Rosa avait chaud, elle ôta son pull et puis la paire de gants qui protégeait ses doigts des fumées corrompues qui mine la beauté des jeunes pianistes. Elle invita Adrien à l'écouter, et ils franchirent gaiement tous deux le seuil de la porte qui séparait l'arrière-boutique du petit salon où un piano droit occupait seul la moitié de la pièce. Elle s'assit en gloussant, adressa furtivement des regards de vieux complice à son compagnon, minaudant, balançant son bassin comme si elle montait à cheval. "Tu veux du Paul Duval ou de l'Auguste Chevalier. Je connais par cœur une petite fantaisie en ré qui est réjouissante, ça commence ainsi ! ..." Elle posa maladroitement ses mains sur le clavier. L'interprétation qu'elle fit de cette œuvre mineure déconcerta Adrien. Sans doute, tant de fausses notes et de contretemps, l'absence totale de respiration n'avaient pas été voulus par l'auteur ; mais l'expression radieuse de Rosa au terme de son fastidieux travail méritait un peu de compassion et d'attendrissement. Étourdi et pesant jusqu'à l'estomac, il entreprit de lever le voile lentement sur ses capacités : "Regarde, Rosa, dit-il mollement, sans s'adresser réellement à la jeune fille qui à ses côtés remettait ses gants avec soin, je vais te confier un secret. La musique d'ordinaire c'est fait pour les aliénés, les durs d'oreille, les gens pressés qui trépignent dans leur fauteuil en regrettant de n'avoir pas un peu plus d'aise pour leurs jambes. Forcément la mélodie doit leur permettre d’émerger un peu au-delà de leur pitoyable position. Il en est comme des mots ou des sourires qui vous mettent en train, les compositeurs ne sont pas dupes, ils choisissent soigneusement les harmonies, soignent l'orchestration, transigent autant qu'ils le peuvent avec leur art, parce que ça leur permet de s'éterniser. Les plus grands restent de mauvaise humeur ; même quand il semble à l'auditeur que la musique est enjouée, brillante, allègre, il faut imaginer un homme triste qui leva sa plume avec dégoût sur la portée. Un génie ne peut être heureux, satisfait, que lorsqu'il joue aux cartes, s'enivre, dort et mange son saoul ! "
Rosa acquiesça sans comprendre le ton grave d'Adrien. Il n'était pas drôle vraiment, mais quand même cela ferait un amant de plus, comme elle l'entendait.
[1] Des notes qui furent prisent par le docteur Church, je retiens celle ci : premier cas de psychose puerpérale, se soigne à l'eau froide. Délire, propos grossiers, des mœurs sexuelles innommables. En parler avec Calus, la transférer le plus vite possible, avec les autres... les maniaques ! "
[2]
[3] " Le foie comme le cerveau est un organe profond." Le docteur Fédor avait résolument clos le chapitre concernant les formes de dualité qui opposent le corps et l'esprit. Il avait rédigé un ouvrage fort savant sur la question en abordant des principes qui parurent ineptes à ses confrères. Il ne haïssait rien tant que le rationalisme affrontant en batailles rangées, avec des uniformes bigarrés et des généraux désœuvrés, minés par les coutumes, les aléas du corps, dédaignant, haïssant cette rupture, cette déchirure. Les autres, tous les autres, il les désignait comme des orthopédistes de la raison, les rebouteux du dur, des psychiatres pour lesquels toutes formes de thérapie efficace s'apparentent aux scellements de prothèses. On trouve encore quelques exemplaires de " l'Académie des Orgasmes" dans les rayonnages poussiéreux de la bibliothèque nationale, au troisième sous-sol.
[4] Le "garde-manger" des psychanalystes.
[5] Se référer au chapitre traitant de la capitalisation émotionnelle où il est dit en substance que les renforcements positifs, des pénétrations mentales idoines permettent au thérapeute d'agir en profondeur, efficacement. C'est tardivement que Romain Fédor conçut une passion sans limite pour la neurobiologie. L'Académie des Orgasmes était pour lui le centre des émotions dont la finalité serait en toutes circonstances de procurer du plaisir.
[6] " Ma chère sœur,
Tu ne peux imaginer à quel point cet enfant se plaît ; il pousse, il rugit, il avale gloutonnement les seins de sa nourrice. C'est incroyable ! A peine six mois et il tient assis comme une statue, s'empare des jouets, de tout ce que ses mains peuvent atteindre, sans discernement. Il mange la vie avec un appétit !
Tu sais que je corresponds toujours avec le docteur Church à propos de Marthe. S'il existait un "chef d'œuvre" pour les médecins, ce serait le sien. Une césarienne aux petits oignons. Je crois qu'il ne se remet pas de l'issue de l'accouchement, quand tout jusque là avait si bien marché. Une hémorragie de la délivrance comme il n'en a jamais vu. Il m'en parle comme s'il se noyait encore dedans. Fatalement ça explique des choses ; Marthe exsangue, transfusée, massée au cœur, ne s'en est remis qu'avec des lacunes, des ornières au milieu de la tête. Lui, il ne m'a jamais parlé de psychose puerpérale, plutôt d'anoxie, de processus de décortication. Moi, je ne sais pas. Tu sais qu'il s'est battu, presque à mort avec Fédor. Un seul cheval de bataille pour deux héros ridicules. Marthe semble maintenant en repos à l'asile. Heureuse ? C'est le psychiatre qui a eu le dernier mot, à l'usure.
On m'a dit que ce serait long pour qu'elle revienne à la maison. Je m'occupe du petit. J'ai remis mes affaires en marche. J'ai pris une jeune femme à mon service, pour tout ça. Elle s'appelle Adéla. C'est la nièce d'un ami. On n'est pas trop de deux, car depuis six mois je n'ai rien touché. Elle est gentille, elle a dix-huit ans.
Ton mari m'en veut encore ? Dis-lui que je ne suis plus un fieffé menteur.
Ton frère qui t'aime.
V... Le 6 janvier 1951.
Adam.
[7] Une note, secrète, du docteur Church :
Marthe Knapp n'est pas morte, c'est pour moi un grand sujet d'étonnement. Je ne crois avoir jamais vu d'objet plus pâle que le corps de cette femme. Je parlerais de miracle, d'exception historique, si les suites n'avaient été aussi graves, irréversibles. Elle est revenue avec les vivants exception faite de sa lucidité, de sa capacité à se mouvoir, à entendre, à voir, cette débauche de sensations et d'affects qui nous affranchissent -temporairement- de la mort. Que peut-on perdre de plus sérieux que le sommeil ?
La foule, le bruit de tous ces passants dans les rues encombrées, me permettent de me réfugier dans cette sorte d'ivresse qui confine à la nuit, ce brouillard de la conscience où percent des lueurs, des traits de lumière qui agitent dans mon cerveau la bouillie des remords, la respiration du coupable attendant un juste châtiment. Je suis mûr pour le peloton !
Je meurs un peu chaque jour, mes cheveux blanchissent, la peau de mon scrotum devient plus lâche. Connaissez-vous quelque chose de plus laid au monde que les couilles pendantes d'un vieillard nu ? Pas même les seins d'une vieille qui ballottent quand elle se penche ?
[8] Adrien ne sut pas quoi penser de "l'Académie des Orgasmes", dans son édition originale en vélin. Sans doute la terminologie étrange, redondante, n'était-elle pas étrangère à sa perplexité. Ce volume, rare et estimable, avait été offert par l'auteur à son père quand à bout de ressources il dut convenir de son incapacité à concevoir d'autres thérapies. Orgasme est un mot curieux pour un enfant de sept ans, même s'il peut admettre que c'est une limite extrême dépassée par le plaisir, il lui faut beaucoup d'imagination pour conduire cette sensation assez près du ventre et l'en expulser aussitôt après, en râlant pour assourdir le tumulte de son partenaire. Il admit qu'il fallut être au moins deux pour jouir. Une forme de quête de contrat social par l'extase, ce qui suppose des conventions et des assentiments ; d'un autre côté des conditions proposées par la nature.
[9] O'Connor était un excellent musicien. Il voulait faire un opéra de sa tragédie préférée : Hamlet au son du cor, franchissant les remparts d'Elseneur sur les cordes. Pizzicati des duels à l'épée. Meurt à la fin drapés par les chœurs.
[10] Voilà une proposition paradoxale, voire absurde. Pas d'école, pas de maîtres, ni de longues explications où fourmilleraient des détails inutiles, des exemples usurpés, des poncifs approximatifs ! Adrien ne reconnaissait pas à sa mère le droit de s'effacer avant qu'il ait tout appris de ce qui permet à un homme de paraître dans ce monde. Sans elle, mais à ses côtés, habillé, habité, réchauffé par son souffle. Si Adam demeurait étrangement absent de ce bilan, il n'en demeure pas moins nécessaire pour rétablir la vérité d'admettre qu'il fut à l'origine, le promoteur abécédaire d'Adrien. A comme Adrien, Adéla, Adam... RosA.
[11] Un conclave d'adjectifs, d'adverbes, de noms communs frappent à la porte, pour adopter un pape. Une phrase unique, un mot seul où seraient condensées, attrapées toutes les trajectoires pour ne plus faire qu'une seule courbe idéale : l'intégrale de chemin, formidable source d'énergie pour qui y puiserait à la source. Le plus petit commun dénominateur, l'origine de la vie, l'encre d'où jaillissent des faisceaux. Tout ça pour ça, conserver des instincts.
[12] "Il n'y que les plus profonds états de l'ivresse qui permettent à l'individu d'échapper à son inconscient, à toutes formes de culpabilité, au remords, aux impulsions évidemment soudaines ; ça et le sommeil sans rêves des innocents, et puis la mort approchée par degré, sournoisement, en faisant semblant de rien. Enfin bon ! Si vous vous liez aux extrémités de la lucidité, très habilement à proximité d'un genre d'équations finalement insolubles, tout ça pour approcher du génie, de l'extatique sommet de la raison, sachez qu'on vous piège dans les filets de l'espèce et qu'à la fin vous n'aurez servi qu'à assurer sa pérennité. Philosopher c'est épurer des chromosomes, penser que les gènes sont gênants !" Romain Fédor. Préface à l'Académie des orgasmes.
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